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Philippe DUGOT
Professeur des universités, Membre du LISST-CIEU, Université Toulouse - Jean Jaurès
Les Pyrénées projettent une image, plus ou moins revendiquée, instrumentalisée ou diffusée, mais qui existe. Cette montagne, souvent désignée comme « frontière sauvage » ou espace et réservoir de « nature », évoque un ailleurs rendu attractif par sa périphéricité à l’échelle nationale. La mise en marge géographique et historique des Pyrénées offre alors la possibilité d’une mise en marque. De fait, si l’on vend de la truite des Pyrénées, c’est parce que cela « rime avec eau fraiche et pureté » (comme le précise le PDG de l’entreprise éponyme). Et si une multinationale du chocolat, l’entreprise suisse Lindt & Sprüngli, ressort saisonnièrement les chocolats « Les Pyrénéens », c’est qu’ils incarnent « l’essence même de l’hiver », ce qu’un packaging blanc, mettant en évidence une chaîne de montagnes, illustre de plus de neige que celle tombant réellement aux alentours de Noël. Au-delà de toute considération écologique, c’est également cette quête d’image qui donne une importance à la réintroduction de l’ours en 1996, emblème patrimonialisé, bien que discuté, de la naturalité des Pyrénées . Pour les sports d’hiver, l’argument est d’ailleurs souvent mis en avant par rapport aux « usines à ski » des Alpes (Tignes, Val Thorens ou Isola 2000), façon de rivaliser avec cette cousine géologique plus élancée.
Une référence géographique
Cette mise en image, plus ou moins ancienne, peut se classer selon différents registres, au gré de l’ambition variable d’acteurs divers dans leurs attentes et les moyens dont ils disposent. On relève d’abord un usage simple du nom, ne servant même pas une stratégie commerciale, mais exprimant une localisation, qu’il s’agisse d’un festival où l’ancrage géographique ne fait pas sens, ou une multitude d’entreprises accolant ce qualificatif à leur activité, façon de marquer l’implantation locale d’une enseigne nationale ou internationale. La revendication territoriale est parfois plus explicite. Si la fréquence de restaurants et d’hôtels dénommés ainsi est importante dans les Pyrénées, elle déborde de cette limite. À Toulouse, métropole régionale proche, on trouve ainsi des « institutions », Le Pyrénéen ou Les Saveurs des Pyrénées parmi d’autres. Que l’on y serve ou pas des produits pyrénéens n’est pas l’objet. En revanche, cette revendication est claire dans le restaurant « Les Pyrénées » situé… au Japon !
Un amplificateur de projets de développement
Des démarches économiques s’appuient de façon plus explicite sur la valorisation du territoire et par le territoire. La tentation est grande pour des entreprises, des associations diverses, et même pour des acteurs économiques extérieurs au territoire, de se saisir, voire de construire un imaginaire support à des projets de développement. L’irruption du terme Pyrénées en dehors des atlas géographiques découle d’abord de leur « découverte » comme objet d’exploration assez élitiste, puis de plus en plus démocratisé par l’essor d’un tourisme hivernal et estival. Les affiches des compagnies ferroviaires, en l’occurrence de la compagnie du Midi, devenue la compagnie des chemins de fer de Paris à Orléans et du Midi, mettent en avant, à partir de la fin du XIXe siècle, les destinations pyrénéennes, avec des stations telles que Luchon, Font-Romeu ou Bagnères-de-Bigorre, des sites comme Gavarnie, ou encore le thermalisme. L’affirmation, dans la deuxième moitié du XXe siècle, d’une société de consommation, avec une appétence croissante pour la découverte, puis la montée en compétence des territoires locaux dans le cadre d’une concurrence entre produits et destinations, renforce un besoin de distinction. À l’ombre des Alpes, voire de leur critique comme territoire massifié, une place se dessine pour ce finistère frontalier, les désavantages d’hier devenant les arguments du jour. Les Pyrénées deviennent, à l’instar d’autres territoires[1], un terrain d’affirmation pour les territoires de la décentralisation, régions, départements et autres communes ou intercommunalités, souvent en parallèle, parfois en appui, de démarches entrepreneuriales. Sur l’étal touristique, le Béarn cède la place aux Pyrénées béarnaises. La béquille pyrénéenne est peut-être plus utile que dans un Pays basque appuyé sur sa propre notoriété. Quant à l’Ariège, jouant de sa propre image, elle n’hésite pas à se servir de l’amplificateur pyrénéen. Dans un relatif foisonnement, on peut mettre en exergue, à la fois pour son côté fédérateur et l’importance des acteurs à la manœuvre, l’émergence de la marque « Pyrénées », lancée officiellement en 2023. D’origine associative, elle est soutenue par l’Agence des Pyrénées, agence de développement créée par les deux régions et les six départements concernés, l’État et des stations montagnardes. Aujourd’hui dénommée « Agora Pyrénées », son président en rappelle le rôle, toujours actuel : « rassembler, fédérer, faire l’union, dépasser les clivages et entraîner ainsi collectivement les Pyrénéens pour faire face aux défis majeurs qui nous attendent. »
Un gage de qualité et de localisme
La marque « Pyrénées », site internet et logo à la clé, se veut une estampille pour des stations touristiques, hôtels, entreprises dans des secteurs divers, avec l’objectif d’être une « marque pour revendiquer son attachement aux Pyrénées ». Et sans doute aussi un support pour rendre plausibles des paris économiques locaux. Un des ateliers de l’événement Pyréneo en 2023, proclamé « grand rendez-vous de la démarche pyrénéenne », s’interroge ainsi sur un « made in Pyrénées » assorti d’une question clé : « Comment créer de la valeur à partir de l’identité pyrénéenne ? » Aux côtés d’autres produits comme la viande, l’eau, le cuir, la relance de la laine est l’exemple d’une symbiose possible. Ce produit, autrefois utilisé, est largement devenu un déchet dont on ne sait que faire (un millier de tonnes par an). À l’heure des circuits courts et du localisme, cette situation est inacceptable, d’où des projets autour d’une filière laine. Mais, entre difficultés logistiques à rassembler la ressource et surcoûts du travail, le pari n’a rien de gagné. Là intervient l’ingrédient du territoire comme justification d’un prix final plus élevé. C’est aussi le propos de la griffe « Esprit des Pyrénées » créée du côté de Bagnères-de-Bigorre en 2008. Dans le domaine de la décoration d’intérieur (regard jaloux vers la Scandinavie ?), on peut mentionner « Pyrénées tendance », qui affirme qu’en dépit de montagnes qui « jouissent d’une renommée mondiale », la chaîne est peu représentée. L’entreprise de design affirme vouloir « faire émerger un art de vivre pyrénéen », assis sur des matières premières locales et une démarche écoresponsable. C’est aussi la Compagnie des Pyrénées, succédant à la SAEM N’PY en 2019 avec l’entrée au capital des régions Occitanie puis Nouvelle Aquitaine, notamment, qui affiche les Pyrénées comme « notre territoire, notre passion », pour une démarche d’aménagement et d’adaptation de l’offre des domaines skiables. La saisine économique du terme « Pyrénées » est on ne peut plus explicite dans le cas de la marque « Pyrenex », connue pour ses vêtements de sport, mais aussi pour ses duvets et couettes, aux côtés des doudounes. Si l’entreprise, basée à Saint-Sever dans les Landes, exploite depuis 1859 la ressource que constituent les plumes d’oies et de canards du Sud-Ouest, le choix de cette dénomination, en 1968, procède d’une quête de notoriété territoriale revendiquée : « Le nom évoque la chaîne de montagnes toute proche, terrain de prédilection de ses produits ».
Un imaginaire au risque d’un excès de marketing
Dans ce mécanisme promotionnel, la narration d’un imaginaire nourri de paysages et d’éléments identitaires plus ou moins étayés par l’histoire, est essentielle pour alimenter cette double respiration économique faite d’attraction et de diffusion. C’est par exemple le rôle d’une revue comme Pyrénées Magazine. Née en 1989, elle est publiée par l’éditeur toulousain Milan presse, puis passe dans le giron de Bayard presse avant d’être cédée en 2024 à l’association Agora Pyrénées. Elle préexiste à d’autres revues du même type, comme Alpes Magazine et Bretagne Magazine, avec lesquelles elle partage un point commun, celui de s’appuyer sur un territoire disposant d’une image identifiable, d’un potentiel touristique. Mais ce sésame économique de l’appellation géographique possède une fragilité intrinsèque : de l’usage d’une image à son usure, il n’y a parfois qu’un pas, allant de la faute de goût à une instrumentalisation outrancière. Attention à un branding territorial, au risque d’une disqualification ! Le « catharisme marchandisé » ou « albigéisme marchand[2] » est un exemple proche à méditer : d’une base historique fortement réécrite, on a bâti des citadelles touristiques à l’aura incontestable. Mais les soubassements s’en révèlent tellement peu solides que le mot est occulté lors d’une demande de classement au patrimoine mondial de l’UNESCO. Il n’en reste pas moins un nombre considérable de restaurants, recettes, entreprises, circuits touristiques, produits divers affublés du terme « cathare », mais au risque d’un épuisement. Certes, un « pyrénéisme marchand », à défaut d’une histoire commune, possède l’évidence d’un socle géologique solide de 130 sommets de plus de 3 000 m. Pour autant, l’image d’une chaîne au paysage suspendu au changement climatique et à des évolutions économiques exogènes, n’est pas à l’abri d’un abus instrumental aboutissant à en déconstruire la portée, dans le foisonnement de labels territoriaux (Sud de France, par exemple).
Bibliographie
Violaine Appel et Delphine Le Nozach (dirs.), Marque et Territoire. Dispositifs, stratégies et enjeux, coll. « Communication », Éditions de l’Université de Lorraine, 2023, 230 p.
[1] Parmi une pléthore d’exemples, prenons le cas d’une autre montagne frontalière, le Jura, avec un « Made in Jura » initié dès 2003 par le Conseil départemental. Ce collectif de 350 entreprises vise à « faire connaître et reconnaître les savoir-faire du Jura ».
[2] René Soula, Les Cathares, entre légende et histoire, Institut d’études
occitanes, 2005, 600 p.
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