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Pierre DESVAUX
Docteur en Géographie, chercheur associé au laboratoire PACTE
Université de Grenoble-Alpes
Jamie FURNISS
Anthropologue
Université d’Edinburgh
Yann-Philippe TASTEVIN
Anthropologue, chargé de recherches au CNRS, membre du LISST
Université Toulouse II - Jean-Jaurès
Au Caire, l’intense activité d’une ville de plus de 20 millions d’habitants et les rejets associés de matériaux ont permis l’émergence d’une économie des déchets fondée sur la récupération, le réemploi et le recyclage. Les zabbalîn du Caire collectent les déchets sur le pas de la porte des ménages. Sans coordination planifiée ou centralisée, ni même de coût pour les autorités publiques, ils fournissent ainsi un service urbain d’une sophistication étonnante et atteignent parmi les plus hauts taux de recyclage au monde.
Zabbalîn une dénomination dérivée du mot zibâla, qui signifie « déchet » ou « poubelle » en arabe
À la différence de nos systèmes urbains qui ont su ériger des dispositifs centralisés invisibilisant la circulation des rebuts de la vie citadine, sans pour autant les faire disparaître, la gestion des déchets cairotes repose sur d’autres réseaux qui assument et assurent la prise en charge des déchets. Avec leurs moyens propres, ils permettent à la ville de ne pas s’étouffer dans ses propres rejets. Les zabbalîn du Caire sont ainsi de véritables fournisseurs de services publics urbains, passant quotidiennement devant la porte de nombreux habitants, commerces et entreprises pour ramasser leurs déchets. Ils se distinguent des scavengers (littéralement « chiffonniers ») présents dans un grand nombre de pays des « Suds » (cartoneros en Argentine, pepenadores au Mexique, etc.), qui trient à la sauvette sur des amoncellement de déchets en ville, ou de façon sélective sur des décharges une fois que les déchets y sont amenés par des entreprises publiques ou privées.
Qualifier les zabbalîn de « chiffonniers » pourrait, par son caractère anachronique, laisser entendre que l’Égypte contemporaine ressemble à la France urbaine du XIXe siècle et enfermerait ces formes de gestion des déchets dans une vision développementaliste, niant leur caractère inédit et particulier. Les zabbalîn, tout comme les chiffonniers, sont quotidiennement confrontés à l’envers des sociétés de consommation contemporaines. Au Caire, le plastique ou le carton ne finissent pas en décharge ou incinérés, comme souvent en Europe, mais cheminent vers l’un des sept quartiers où vivent et travaillent les zabbalîn.
Une activité qui a transformé des quartiers relégués et autoconstruits, en quartiers usines à ciel ouvert dédiés au recyclage
Appelés localement zarrayeb, mot qui désigne traditionnellement un enclos utilisé pour les animaux malpropres – une métonymie qui en dit long sur la symbolique et les représentations associées à ce métier et à ce groupe social dans l’imaginaire cairote –, ces quartiers ne sont pas des campements ni des décharges, mais bel et bien des quartiers résidentiels de plus en plus industrialisés.
Manchiet Nasser, le plus célèbre et le plus visité des zarrayeb, est parfois appelé « Moqattam » ou « Garbage City » par les étrangers. Près de 60 000 personnes y résident et la plupart travaillent dans la collecte, le tri, la transformation et la revente de déchets. À l’entrée du quartier, une série de constructions récentes, érigées par les membres les plus riches de la communauté durant la révolution de janvier 2011, témoignent de l’industrialisation progressive du quartier ainsi que des évolutions économiques de la profession en faveur des recycleurs.
La profession se structure de plus en plus autour du ramassage et du recyclage des déchets manufacturés. Si les personnes impliquées dans ces activités se côtoient et partagent des liens de parenté, les deux métiers sont assez distincts l’un de l’autre. Les recycleurs sont plus aisés financièrement. Un atelier de recyclage rapporte en effet davantage que le ramassage de déchets, mais nécessite un capital de départ relativement important. Dans le cas du plastique par exemple, une broyeuse neuve de fabrication égyptienne coûte 2 500 € et une extrudeuse environ 25 000 €.
La filière du plastique a connu dans les années 2000 une croissance importante, due notamment à une conjoncture économique favorable liée aux cours élevés du pétrole. Le prix du plastique étant indexé sur les cours du pétrole, les variations du prix du baril se répercutent sur les prix de vente du plastique jusque dans les zarrayeb.
Les zabbalîn mobilisent très peu de moyens financiers pour le tri, grâce à un ensemble de connaissances acquises et transmises par l’expérience de plusieurs générations ; des savoirs et des protocoles expérimentaux qui témoignent de formes alternatives de développement.
Du collecteur au recycleur, les ramifications, à l’échelle de la métropole et bien au-delà, de petites entreprises familiales – véritables multinationales de poche – alimentent les flux mondialisés de « matières premières secondaires ».
Références bibliographiques
CHEVALLIER D., TASTEVIN Y.P., Vies d’ordures, de l’économie des déchets, Mucem, éditions Artlys, 2017.
© David Degner / Mucem, photographie documentaire réalisée dans le cadre du programme d’enquête-collecte « économie des déchets »
Contenu additionnel :
Page de l’exposition Vies d’ordures sur le site du Mucem : http://www.mucem.org/programme/exposition-et-temps-forts/vies-dordures
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