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Philippe Dugot
Professeur des universités, membre du LISST - CIEU
Université Toulouse II Jean-Jaurès
Pascal Moncho
Ingénieur ESTP
Directeur technique d’Eurocentre
L’abondance de la marchandise qui nous entoure a, pour beaucoup d’entre nous, l’évidence de l’eau qui coule, mais elle demande une organisation quotidienne. Cet article propose de faire connaissance avec l’une des pièces maîtresses de l’approvisionnement de la métropole, la plateforme logistique Eurocentre qui étale dans les communes de Castelnau-d’Estrétefonds et de Villeneuve-lès-Bouloc, au nord de Toulouse, ses 200 ha aménagés.
L’ idée de créer une zone dédiée à l’activité logistique date de 1988-1989. À l’origine, à la suite de réflexions menées dans le cadre des organismes consulaires et de l’Union des transporteurs routiers, il s’agit de développer un pôle transport dans le nord de Toulouse selon des conditions de travail améliorées (disponibilités foncières autorisant la construction de vastes entrepôts modernes, dessertes routières et ferroviaires). En 1992 est créé un syndicat mixte regroupant la Région Midi-Pyrénées, le conseil général de la Haute-Garonne et les communes de Castelnau-d’Estrétefonds et de Villeneuve-lès-Bouloc. Cette fédération de différentes collectivités publiques a permis l’émergence de cette zone au diapason du principe affiché d’un « aménagement du territoire au service du développement économique ». De 1994 à 1997 les premiers grands travaux d’infrastructures sont réalisés (embranchement ferroviaire, échangeur autoroutier de l’A62). La commercialisation débute réellement en 1999. L’adaptation de l’offre foncière et locative à un réel besoin logistique, la spécificité des services rendus aux entreprises, fait qu’elle s’effectue selon un rythme continu à partir de 2002.
L’histoire d’Eurocentre est d’autant plus intéressante qu’une logistique aussi lourde, notamment il y a trente ans, ne fait que rarement l’objet d’un projet de développement consensuel. Face aux incidences paysagères, aux encombrements et aux bruits de circulation, de nombreuses municipalités préfèrent accueillir des fonctions jugées plus « nobles » et surtout moins susceptibles de diminuer la rente foncière des logiques résidentielles. Pour autant, est-ce une mauvaise affaire pour les municipalités d’accueil ? Dans le cas d’Eurocentre et des communes de Castelnau-d’Estrétefonds et de Villeneuve-lès-Bouloc, on peut affirmer l’inverse : ces communes ont bénéficié pendant plusieurs années d’un retour de taxe professionnelle devenue confortable, tout en évitant une empreinte paysagère trop lourde. Et ce n’est finalement que justice, tant la vocation métropolitaine, et même régionale, d’Eurocentre déborde largement de ces deux communes.
Eurocentre n’est pas la seule zone logistique de l’agglomération toulousaine. L’Observatoire Toulousain de l’Immobilier d’Entreprise (OTIE) recense ainsi plus de 1,3 million de m² de surface de stockage à l’échelle de l’aire urbaine. Mais avec à ce jour près de 470 000 m² de surface de stockage, Eurocentre supplante largement par sa taille, la modernité de ses installations et sa vocation initialement dédiée à l’activité logistique, les zones que l’on peut trouver dans l’ouest et le sud-ouest toulousain par exemple. En 2018, elle accueille près de 4 000 emplois.
Ouvrons maintenant les entrepôts car, en définitive, hormis les mouvements de camions, l’ensemble demeure largement clos à l’observateur extérieur. Pourtant, avec 130 entreprises implantées sur le site, c’est une extraordinaire diversité de marchandises que l’on peut recenser. Il serait d’ailleurs vain de vouloir ici en donner l’exhaustivité. Mais relevons, dans le plus grand désordre : la distribution de pièces automobiles, de produits pharmaceutiques, des marchandises pour travaux publics, des accessoires pour piscine, du matériel image, son et multimédia, de l’habillement et du textile, de la logistique aéronautique, de la distribution d’imprimés publicitaires, des matériaux PVC, des produits phytosanitaires, des semences et, du côté de l’alimentaire, à peu près tout ce que l’on peut se mettre sous la dent. L’on peut sans doute regretter le sacrifice des champs de tournesols et de maïs du nord toulousain sur l’autel de la logistique mais derrière cet inventaire de marchandises à la Prévert, c’est notre monde consommatoire, loin de toutes les illusions d’une société urbaine immatérielle, qui se dessine. C’est le contenu de nos réfrigérateurs et de nos armoires, des équipements que nous utilisons tous les jours qui s’y retrouvent. La satisfaction de ces besoins passe par des entreprises à l’histoire et au fonctionnement divers. On relève des entreprises qui touchent à notre quotidienneté comme Décathlon, Easydis (groupe Casino), la Poste, Danone ou plus récemment le vendeur en ligne I.Run. D’autres sont peu ou pas connues, mais n’en méritent pas moins mention : on trouve ainsi une florissante entreprise, Toptex-Kariban, spécialisée dans le textile à impression personnalisée ou encore une entreprise andorrane, Nagrup, en charge de marchandises à destination de la Principauté pyrénéenne. Eurocentre n’est pas non plus à l’écart de l’activité phare de l’agglomération, l’aéronautique, puisque des entreprises comme Rossi Aéro, Solvay ou Kuehne + Nagel participent au fonctionnement d’un système essentiel à la vie économique toulousaine. Toutes ces entreprises s’inscrivent dans une « respiration géographique » bien plus vaste, réceptionnant des produits venant de fort loin. Le « Far East » s’invite ainsi largement dans les racks des entrepôts d’Eurocentre après avoir transité par les ports de la mer du Nord et, dans une moindre mesure, par les ports méditerranéens. Si la plupart des entreprises ont pour vocation l’approvisionnement d’une région toulousaine plus ou moins large, certaines, telles l’espagnole Cosentino, spécialisée dans les plans de travail de cuisine, ou la belge Doyen Auto, distribuant des pièces détachées automobiles, en font la base d’une redistribution débordant largement tout le sud du pays.
En dépit de ses dimensions, la plateforme d’Eurocentre est aujourd’hui remplie. Au cours de ces dernières années, la direction a été obligée de refuser l’équivalent d’une quarantaine d’hectares d’investissements. Empêché de s’étendre sur place, Easydis va déménager pour construire ses 100 000 m² de surface d’entreposage sur 30 hectares dans la zone de Montbartier au sud de Montauban. Le groupe néerlandais Action, en plein développement en Europe, a également été contraint de faire ce choix. Tant mieux pour la région montalbanaise bien placée à un Y autoroutier. Mais on peut penser aussi à l’allongement des flux de marchandises et aux migrations pendulaires des travailleurs vers et depuis l’agglomération toulousaine. Voilà qui pose donc la nécessité de réfléchir à une logistique métropolitaine étendue. En son temps, Eurocentre a été l’occasion de rompre avec un certain mitage logistique. Aujourd’hui la zone, et peut-être des petites sœurs, pourraient servir de nœuds à des reconfigurations modales dans une région toulousaine élargie. Pourquoi ne pas imaginer alors une densification in situ des installations logistiques sans consommation de foncier supplémentaire ? L’histoire d’Eurocentre n’est pas finie : pièce indispensable à l’approvisionnement de la métropole toulousaine et au-delà, la zone est un outil qui doit être apte à en épouser les attentes évolutives et, pourquoi pas, aider à les anticiper.
La journée d’un chauffeur-livreur
D’après un texte de Josselin ROUHIER
Déjà précarisé et en voie d’ubérisation, attendant, pourquoi pas, d’être remplacé par des drones volants ou des robots, le chauffeur-livreur et sa camionnette restent des éléments visibles dans le paysage urbain. Ultimes maillons souvent décriés de la logistique urbaine (cf. Belveder n° 0), ils apparaissent à bien des égards comme les soutiers de nos comportements plus ou moins assumés de consommateurs urbains.
L’arrivée au dépôt se fait aux alentours de 6 h. La journée débute avec le tri de la pile de colis : le chauffeur-livreur les répartit par secteurs géographiques selon un ordre logique pour un chargement rapide et optimal (les dernières livraisons au fond du véhicule).
À 8 h, c’est le départ : priorité aux professionnels qui ferment à midi pour la plupart. Il faut éviter les bouchons, se confronter parfois aux enseignes encore fermées, mais aussi trouver des places de livraisons peu nombreuses et souvent déjà occupées dans une ville qui délaisse petit à petit les véhicules au profit des piétons.
Entre midi et 14 h – après une pause inexistante et un sandwich englouti au volant – il est temps de livrer les derniers clients. Vient ensuite le moment des « ramasses » : le livreur fait une tournée de collecte pour enfin revenir au dépôt tout décharger vers 17 h.
La journée qui vient de s’écouler est une course contre la montre dont les maîtres-mots sont « optimisation », « productivité », « adaptation » et « autonomie », conditions d’une rémunération suffisante pour un chauffeur-livreur qui peut être autoentrepreneur, gages aussi du fonctionnement d’une ville qui s’avère paradoxalement hostile à l’accomplissement d’un travail souvent méprisé.
© Florence AT
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