Téléchargez l’article au format PDF
Sonia Lavadinho
Anthropologue urbaine
Bfluid
Voir la ville. La voir, non pas en l’embrassant tout entière du regard depuis le haut d’une quelconque colline, un panorama qui se déploie dans le lointain en se faufilant entre les méandres d’un fleuve au fur et à mesure que l’on déroule le parchemin qui l’abrite, comme il est d’usage au Moyen Âge, bien avant que l’on puisse avoir recours à l’effet de perspective. Non, ici nous allons la voir depuis nos pieds, et non pas depuis nos yeux. Ce prisme inhabituel, c’est celui du corps en mouvement : il s’agit donc d’une approche résolument cinétique. Ce n’est pas ce que le piéton voit, mais ce qu’il perçoit pendant qu’il bouge. Entre les deux, il y a tout un monde !
Sentir votre bras qui oscille, votre jambe qui avance, votre pied qui se pose sur le sol, tout cela relève de la proprioception. Il s’agit là de la capacité de notre corps à faire remonter à notre cerveau nos sensations internes lorsque nous bougeons. Ce sixième sens est très utile pour savoir comment va notre corps, mais aussi où il va. Avoir conscience de la position et des mouvements de chaque segment du corps permet au système nerveux central de traiter les informations nécessaires à l’ajustement des contractions musculaires essentielles au mouvement et au maintien des postures et de l’équilibre. Sans proprioception, nous ne pourrions pas marcher, ni connaître les effets du monde sur notre corps. C’est au fil de cette danse qui consiste à mettre un pied l’un devant l’autre que nous faisons l’expérience concrète de qui nous sommes et comment nous nous positionnons par rapport à ce monde qui nous entoure.
Dialoguer avec la ville n’est donc pas simplement une affaire de regard ou même d’écoute. Les prises[1] qui nous permettent le plus d’interagir avec la ville sont de nature proprioceptive : la conscience de comment nos chaussures protègent nos pieds en négociant du mieux qu’elles peuvent ces pavés trop glissants ou ce bitume fondant sous le soleil, comment nos habits à même notre peau vont frôler d’un peu trop près une façade, un banc ou encore un autre corps en mouvement, comment notre dos appuyé contre l’écorce rugueuse d’un arbre ou le métal froid d’un lampadaire nous permet de prendre appui et nous reposer un instant : c’est via la proprioception que nous pouvons saisir au mieux toute la richesse offerte par la texture toujours changeante de nos trajets. À cet égard, il y a des villes plus capables d’engager notre attention que d’autres, tout simplement car elles savent mieux se mettre en scène et mettre nos propres corps en scène. Les « villes du dehors », comme je les nomme, sont des villes qui ont su capitaliser sur leurs rues, leurs places, leurs parcs, pour engager à chaque instant le corps en mouvement. Ce sont des villes qui donnent envie de bouger, au sens propre comme au figuré. Elles offrent des prises plus nombreuses et plus diversifiées qui permettent d’ancrer des expériences au quotidien plus fortes, plus riches, plus intenses.
Il n’y a pas que dans les centres-villes, anciens ou contemporains, que les villes se livrent ainsi à nos explorations. Tout faubourg, toute campagne, urbaine ou plus rurale, tout territoire de l’entre-deux de nos villes peut également se prêter à ces réinterprétations du sens que nous pouvons donner à notre quotidien par nos déplacements, du moment que ces territoires se prêtent au jeu d’être investis par le corps en mouvement. Cela peut se faire de bien des manières, la marche étant évidemment celle qui nous vient la plus immédiatement à l’esprit. Mais bien entendu, tout ce qui permet d’augmenter la marche par des sensations de glisse urbaine peut aussi contribuer à de nouvelles appropriations de la ville par le corps en mouvement : vélo, skate, rollers, trottinette, monoroue sont autant de nouvelles micromobilités urbaines qui se multiplient aujourd’hui sur nos trottoirs et nos chaussées, et qui nous font là encore apprécier la ville autrement en mettant notre corps en mouvement de multiples manières toujours plus diverses et variées…
Face à ces envies citoyennes de s’approprier davantage la ville par la marche ou la glisse, les villes adoptent l’une de ces trois postures : des politiques répressives, des politiques du laisser-faire, ou des politiques proactives en faveur des modes actifs. Les politiques proactives se révèlent être les plus porteuses afin d’assurer un dialogue fécond entre ville et piétons (augmentés ou non), et aussi les plus payantes, littéralement, en matière de valeur économique, le lien entre marchabilité et PIB ayant été démontré par des études exhaustives aux États-Unis[2] et ailleurs dans le monde[3]. Ces politiques proactives vont avant tout offrir plus d’espace pour déambuler, à la fois sur toute la longueur et surtout sur toute la largeur de la rue. Plus d’espace libéré au centre de la rue permet d’engager le corps en mouvement en prise avec la ville tout autour de nous. Lorsque nous marchons ainsi tout à notre aise dans une rue nous mobilisons simultanément trois typologies perceptives de la ville qui nous entoure : la perception du sol qui défile sous nos pieds, la perception des façades à hauteur du regard, et la perception des verticalités et des repères à large focale au-dessus de nos têtes. C’est en expérimentant ces trois dimensions de façon cinétique que nous éprouvons la ville comme une entité vivante.
En aménageant un cadre de vie plus innovant, plus résilient, plus vert et plus respirable les « villes du dehors » se positionnent dans le peloton de tête des villes expérientielles. Ce cadre de vie expérientiel doit être promu de façon transversale par de multiples politiques publiques : culture, sports et loisirs, accueil de la petite enfance, société du savoir et smart city ou encore nature en ville et biodiversité sont quelques-uns des domaines clés qu’il s’agit de mobiliser, autant que les domaines plus classiques de l’aménagement urbain, la promotion économique ou la mobilité. Il est fondamental de mener en parallèle une vraie réflexion de design urbain qui soit capable d’envisager concrètement la refonte de la plus petite unité de sens morphologique qui fait la ville : la rue. Quatre stratégies de valorisation de la rue peuvent être mises à l’œuvre pour contribuer à une lecture cinétique de la ville comme étant une ville expérientielle : les stratégies de valorisation des rez-de-chaussée, les interventions artistiques, notamment sur les façades, les espaces en friche et les espaces fonctionnels, la présence d’éléments de nature, et enfin la mise en scène des autres corps en mouvement dans la ville. A plus grande échelle, les « villes du dehors » consacrent une part non négligeable de leur réseau viaire au corps en mouvement. Nous avons encore vu tout récemment, dans le contexte du déconfinement post-Covid, des villes comme Oakland aux États-Unis, Auckland en Nouvelle-Zélande ou Vancouver au Canada mettre à disposition des piétons et des cyclistes des centaines de kilomètres de rues et oser des opérations radicales d’urbanisme tactique pour faire bouger très rapidement le status quo de leurs rues. Car la rue, c’est l’ADN de la ville.
Avec 17 km d’autoroutes urbaines, 483 km de routes métropolitaines et surtout 2 850 km de voies communales, Toulouse possède un réseau routier généreux qui se situe dans la moyenne des grandes métropoles françaises, et possède donc, tout comme elles, de grandes marges de manœuvre pour faire évoluer ce réseau en se posant la question fondamentale : à quoi sert une rue ? Le défi de la prochaine décennie sera de redistribuer les kilomètres à la faveur de la fonction civique, au-delà de la fonction purement circulatoire. Les kilomètres de voirie sont à la fois surabondants et de plus en plus coûteux à entretenir, alors même que le manque d’espace est criant pour pouvoir respecter correctement les règles de distanciation physique : il ne paraît donc pas aberrant d’entamer une réflexion à l’échelle métropolitaine permettant de réallouer un pourcentage de l’ordre de 10% à 15% de la voirie en priorité aux corps des humains, pour les faire mieux bouger autant que pour favoriser les échanges et les sociabilités. Cela aurait pour avantages immédiats une usure moindre et partant une plus longue durée de vie des voiries. Certaines de ces trames grises pourraient être transformées en trames vertes : apaiser les vitesses et mieux partager l’espace, désasphalter et végétaliser, réintroduire de la fraîcheur par une présence plus importante de l’eau en ville, créer des « corridors santé » agrémentés de canopées de verdure seraient autant de façons de faire du bien à la santé des populations, de lutter efficacement contre les îlots de chaleur et les effets caniculaires du changement climatique et de libérer les sommes conséquentes d’entretien des routes ainsi économisées afin de les investir plutôt dans des mesures ciblées permettant d’augmenter la résilience urbaine, la vitalité économique et commerciale et le lien social.
Je plaiderai ainsi pour conclure en faveur d’une vraie stratégie métropolitaine d’activation de la rue qui prenne la forme d’une politique publique à part entière, à laquelle on octroierait un budget et des ressources humaines à la hauteur des enjeux que cela représente pour l’attractivité de la ville dans le contexte de démarrage non seulement d’une nouvelle mandature politique, mais d’une décennie charnière pour les futures reconfigurations urbaines du « monde de l’après ».
[1] Au sens des « affordances » définies par James Gibson comme les possibilités d’action sur les objets qui sont suggérées par les objets eux-mêmes, de façon intuitive. Il s’agit de la façon dont les objets eux-mêmes nous poussent à agir.
[2] Tracy Hadden Loh, Christopher B. Leinberger and Jordan Chafetz, 2019, Foot Traffic Ahead, George Washington University Center for Real Estate and Urban Analysis, Smart Growth America and Cushman & Wakefield
[3]Rodney Tolley, 2011, Good for Business, The benefits of making streets more walking and cycling-friendly, National Heart Foundation of Australia, Victoria1
© Sonia Lavadinho
Contenu additionnel :
Version longue de l’article : https://revue-belveder.org/wp-content/uploads/2020/09/LAVADINHO-Sonia_Version-longue_web.pdf