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Jean-Louis BONNIN
Consultant culturel, secrétaire de la compagnie Royal de Luxe
Jean-Louis Bonnin a participé au développement de politiques et de lieux culturels dans plusieurs villes : il a ainsi été directeur de la culture de Nantes et de Blois, responsable de l’action culturelle de la Maison de la culture de La Rochelle, directeur de la Scène Nationale d’Albi, président du Centre National des Arts de la Rue de Niort-La Rochelle, de l’ensemble Ars Nova et de l’Observatoire des politiques culturelles. Il est actuellement secrétaire de la compagnie Royal de Luxe. Fort de ces expériences, il nous livre ici son regard rétrospectif sur l’évolution des liens entre projet urbain et culturel.
L’ambition de nombreux projets de développement et d’attractivité des territoires implique la dimension culturelle dans leur stratégie politique. Pour cela, le dialogue entre les acteurs des politiques culturelles, artistiques et les responsables du projet urbain et de développement de la ville est indispensable. Ce dialogue se heurte cependant à la complexité des enjeux, à l’autonomie de chacun, à la difficulté de créer du commun dans l’écart des visions et pratiques professionnelles pour le « rêve d’une ville » [1]. Comment ce dialogue peut-il être créatif et critique à partir des contradictions, des tensions qu’il révèle ? Comment ne pas être enfermés dans les concepts du marketing territorial qui font florès de ville en ville : ville créative, intelligente, durable, smart city, ville du quart d’heure… Comment prendre en compte ces différentes dimensions, impliquer – sans instrumentaliser – l’imaginaire des artistes dans le développement d’une « ville sensible » ?
L’art et la culture hors les murs à La Rochelle et Blois
Est-il si lointain le temps de mes premières activités professionnelles où la décentralisation et la démocratisation culturelle passaient par le développement de lieux institutionnels reconnus par le ministère de la Culture ? La rencontre avec les aménageurs de la ville s’exprimait beaucoup plus dans les échanges avec l’architecte, le scénographe. L’important se trouvait dans le geste architectural dans le centre-ville et la capacité du lieu à accueillir les différentes disciplines artistiques, à offrir de bonnes conditions de confort et de visibilité aux publics.
Ce sont mes souvenir de la construction de la Maison de la culture de La Rochelle. Mais nous éprouvions déjà le besoin de sortir des murs, du cadre de la scène du théâtre, pour nous intéresser à celle du centre-ville. Les projets s’ouvraient sur la ville, ses quartiers avec des concerts sur les quais et des arts plastiques dans une rue du centre-ville que la municipalité voulait piétonne (au grand dépit des commerçants !). Il s’amorçait là la mutation de la ville en lieu touristique, du port de pêche en port de plaisance, le renforcement de l’activité culturelle par la multiplication des festivals, de l’événementiel… Ce regard rétrospectif souligne pour moi le lien, les interférences, conscientes ou non, entre projet urbain et projet culturel, au risque de la confusion entre les projets politiques du tourisme et de la culture.
Ma rencontre à Blois avec l’architecte Patrick Bouchain, alors responsable de l’atelier d’urbanisme de la ville, fut déterminante. Elle imposait ce dialogue et ce regard nécessaires des artistes sur l’évolution de la ville. L’investissement des friches croisait le regard de collectifs et démontrait la volonté d’abattre des frontières et des hiérarchies disciplinaires. De même, les échanges avec le spécialiste de l’histoire et de l’aménagement des jardins Jean-Pierre Picheat pour la création du Festival International des Jardins de Chaumont-sur-Loire, furent autant d’étapes pour interroger la place des artistes dans la fabrique du paysage et de l’environnement.
L’île de Nantes, espace de structuration de la politique culturelle de la ville
Mon expérience la plus forte s’est déroulée à Nantes pendant quinze ans : de la réhabilitation de l’usine LU en lieu de production culturelle, au mémorial de l’esclavage, à l’île de Nantes… chacun de ces projets culturels et d’aménagement urbain a soulevé des débats internes, des rapports de force. Qui se souvient des tensions autour de LU ? Fallait-il raser l’usine et poursuivre une offre de bureaux proches de la gare, construire un grand musée d’Art contemporain ou sur la traite négrière, proposer un théâtre emblématique avec un geste architectural attractif ? L’occupation du site par la compagnie Royal de Luxe ou encore l’organisation du Festival des Allumées allaient proposer une autre forme d’usage de la friche. Aménagement souple, modulable, transparent, gardant les traces et la mémoire du site, ce que Patrick Bouchain a complètement intégré dans sa réhabilitation. Nous pourrions aujourd’hui nous réinterroger sur son réaménagement en tenant compte de nouveaux usages.
Notre politique culturelle voulait développer les différentes filières artistiques et culturelles (éducation, formation supérieure, production, création et diffusion). Elle allait trouver sur l’île de Nantes l’espace de sa structuration, adapté aux fonctions de chaque maillon (public/privé) des filières : favoriser la création de clusters, répondre aux besoins de collectifs, d’un « quartier de la création »… Cela nécessitait un dialogue, une complicité avec l’aménageur. En témoignent les conceptions de Laurent Théry, alors directeur de la Samoa (Société d’aménagement de la métropole Ouest Atlantique) et d’Alexandre Chemetoff, urbaniste en chef de l’île de Nantes, pour préserver la mémoire et les traces de l’histoire du site, aménager les friches selon un plan guide modulable tenant compte des opportunités, du rythme des projets et des expérimentations artistiques dans les ieux. Cela n’aurait pas été possible sans une complicité, une amitié construite dans nos rencontres informelles du lundi soir, les échanges libres où les différences d’analyses et les tensions devenaient source de travail en commun et préparaient les commissions techniques, la consultation des élus. La difficulté résidait plus dans les blocages de l’administration, ses normes, ses habitudes… Le politique acceptait cette part du risque, de l’expérimentation. Je n’oublie pas l’importance des journées de travail de groupe avec le maire dans d’autres villes d’Europe et à l’international sur ce lien entre projet urbain et culturel dans le développement des villes, pour prendre parfois le contre-pied, mais toujours pour s’enrichir d’autres pratiques éloignées de nos contingences et habitudes. Tous ces projets ont contribué à un récit, une représentation de la ville.
Il est souvent évoqué cette expression de Julien Gracq dans La Forme d’une ville : « Il n’y a pas de ville sans une représentation mentale de la ville […]. [Cette ville] je l’ai remodelée selon le contenu de mes rêveries intimes, je lui ai prêté chair et vie selon la loi du désir plutôt que selon celle de l’objectivité. » L’enjeu est bien de construire une ville sensible, où s’expriment l’imaginaire, la « poétique de la ville » [2], le foisonnement de la création, où s’entrecroisent, s’entretissent les différentes politiques publiques/privées. C’est par les relations entre politiques qu’une ville se transforme, c’est parce que la ville projette un autre désir de devenir que les institutions doivent évoluer dans leur relation et vision globales du territoire.
« Des villes font rêver parce qu’elles portent une promesse d’intensité relationnelle, culturelle, émotionnelle » [3], promesse qui trouble l’usage quotidien de la ville et réintroduit l’individu dans sa subjectivité. Avec Walter Santagata, économiste italien, nous discutions de l’atmosphère, de l’ambiance créée dans l’île de Nantes, dans la ville, mais aussi du risque d’une gentrification, d’un entre-soi, d’une nouvelle fragmentation de la ville, de ces imaginaires cloisonnés à l’identité d’un quartier : quartier high tech, quartier des grandes surfaces, centre-ville historique, quartier social, quartier pavillonnaire… J’aurais souhaité que le projet de l’île de Nantes développe un rhizome à l’échelle de la métropole, dans les quartiers, qu’il permette d’aménager des espaces de pratiques, de création dans ces quartiers, avec et pour les jeunes, des sites reliés aux lieux de formation supérieure et de diffusion situés sur l’île. Pour favoriser aussi la circulation des pratiquants, des populations entre les quartiers et avec le centre historique. Au fil des ans, le secteur culturel a trouvé des lieux à aménager. Ces lieux furent rapidement proposés à des équipes artistiques à la recherche d’espaces. Bien sûr en contrepartie d’un travail de médiation sur le quartier ! Mais cela ne permettait pas de développer une stratégie de formation, de pratiques, de création dans tous les quartiers, de les relier entre eux sans verticalité, de penser le territoire en archipels, en réseaux.
Villeurbanne, Capitale française de la culture 2022, une politique culturelle avec et pour les jeunes
C’est à cause de cet inachevé que la proposition d’accompagnement de la labellisation de Villeurbanne comme Capitale française de la culture 2022 m’a passionné. Il s’agit de créer et de développer à l’échelle de la ville une politique en direction de la jeunesse et avec elle, regroupant toutes les forces culturelles institutionnelles, les festivals, les artistes. Cela se traduit par exemple par l’aménagement, dans les vingt-six écoles maternelles et élémentaires, de lieux pérennes pour accueillir des artistes en résidence et en création sur un temps long. Dans chaque lieu est présent un médiateur faisant du lien entre les structures culturelles, les enseignants, les enfants et leurs familles. Des manifestations culturelles sont programmées dans chaque quartier, organisées avec les jeunes des quartiers et des équipes professionnelles. Au total, plus de six cents événements avec une forte exigence artistique seront proposés l’an prochain.
La création de récits et d’imaginaires dans le cadre de la réhabilitation du quartier Bellevue à Nantes-Saint-Herblain
Je pourrais évoquer la naissance du projet Estuaire, devenu Voyage à Nantes, comme réponse artistique à la volonté politique de renforcer l’axe Nantes-Saint-Nazaire, afin que les habitants et les touristes s’approprient cet espace entre les deux villes, découvrent cette relation à la Loire, à la ville. Ces regards et interprétations de la ville, de lieux, de monuments par les artistes nécessitent un travail important avec les différents services, qu’il s’agisse de l’aménagement du patrimoine ou des espaces verts.
Mais je voudrais porter l’attention sur le projet de réhabilitation du quartier dit « prioritaire » de Bellevue impliquant deux villes de la métropole, Nantes et Saint-Herblain. L’aménagement de ce quartier populaire, très jeune, est prévu sur une dizaine d’années pour un budget de 306 millions d’euros. La compagnie Royal de Luxe, en accord avec les villes, va accompagner cette transformation pendant cinq ans par des interventions régulières tous les trimestres.
L’enjeu, au-delà de la modification du quartier, de la suppression de barres d’immeubles, de la valorisation des espaces publics, de la création de nouveaux cheminements et de commerces… est de créer de nouveaux rêves, des imaginaires dans le quartier, une fierté d’appartenance au quartier en mutation. Habituer le quartier à devenir un des polycentres de la métropole, attirant les habitants des autres quartiers par son dynamisme, sa créativité. Le travail avec les écoles (les enfants du primaire seront des adolescents à la fin de la réhabilitation), les projets spectaculaires contribueront-ils à inscrire de nouveaux imaginaires, récits, dynamiques sur le quartier ? à créer du lien social entre les différentes communautés ? La compagnie Royal de Luxe est connue de la plupart des habitants qui ont suivi depuis 1990 le récit des Géants dans le centre-ville. Beaucoup connaissent leurs créations à travers le monde. Leur présence sur le quartier est un étonnement, comme ces comédiens qui, pendant une semaine, vivent dans ce logement d’une barre d’immeubles prévue à la démolition et qu’un arbre traverse. Pourront-ils encore transporter leurs racines ? Ces images suscitent des débats entre les habitants, tristes de quitter leur immeuble, de perdre une mémoire, leurs voisins, pour trouver peut-être de meilleures conditions de logement, dans un quartier repensé. Les échanges entre le metteur en scène Jean-Luc Courcoult et les architectes de l’agence Devillers sont tellement riches sur les intentions, les questionnements, les réactions des habitants, sur l’évolution du projet, les nouveaux usages ! Les habitants ne retiendront-ils que les perturbations de leur quotidien pendant les travaux, percevront-ils un autre quartier en devenir ? Il faudrait analyser, commenter mille anecdotes, événements, réactions parfois inattendues, pour décrire la force de cette démarche, pour produire du commun avec les habitants. Ce pari est suivi par des équipes de l’université, des professionnels de l’aménagement urbain, de la culture, du social, pour en faire un jour le récit. Il se profile là une autre perception politique du quartier dit « périphérique » par rapport au centre-ville historique. Deviendra-t-il un nouveau centre à l’échelle de la métropole, sans subir une gentrification excessive, repoussant ses habitants à de nouvelles marges ? Ces enfants d’aujourd’hui seront-ils intégrés et acteurs de la dynamique de ce territoire ? Quelle sera la trace du projet urbain et artistique ? Les différences de temporalité, de prises de décisions, de blocages bureaucratiques, techniques, amplifiées par les contraintes du Covid seront finalement autant de thèmes de réflexions pour la pratique de deux métiers de passion, de création, pour une population et un territoire.
[1] Le Rêve d’une ville : Nantes et le surréalisme, musée des Beaux-Arts de Nantes, bibliothèque municipale de Nantes, 17 décembre 1994-2 avril 1995.
[2] BAILLY É. (dir.), Oser la ville sensible, Cosmografia, 2018.
[3] GUILLAUDEUX V., in CHAPUIS J.-Y., Profession urbaniste, Éditions de l’Aube, 2015.