Action culturelle, transformations urbaines et développement territorial – Vers une relation renouvelée ?

Action culturelle, transformations urbaines et développement territorial – Vers une relation renouvelée ?

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Maîtresse de conférences HDR en Aménagement et Urbanisme, membre de l'UMR CNRS LISST–CIEU, Université Toulouse 2 Jean Jaurès

La vie des territoires est rythmée par des temps et des lieux culturels et artistiques. Cette relation n’a eu de cesse d’être renouvelée dans l’histoire : des lieux de sociabilité pour la bourgeoisie au XVIIIe siècle, en passant par les politiques d’équipements des années 1950 à 1980, les stratégies de marketing territorial des années 1990, les approches créatives des années 2000 jusqu’aux démarches aujourd’hui tournées vers les questions de qualité de vie et d’hospitalité des territoires et même jusqu’à la mise en suspens des relations pendant les périodes de confinement. La vie culturelle et artistique est bien en miroir du développement des territoires.

Vie culturelle en pandémie : l’épreuve du manque

Partageons désormais une évidence : la vie culturelle, les lieux de convivialité et d’échanges, les espaces de savoirs et de connaissances sont bel et bien essentiels. Les trop longs mois pendant lesquels se sont éteints éclairages scéniques, sons puissants et grands écrans, et où sont restés inaccessibles expositions, parquets de danse ou rendez-vous sur les murs de graff, auront eu ce petit bénéfice : la mise en exergue que nos vies, urbaines ou non, sont rythmées et intensifiées par des temps et lieux associés aux expressions culturelles et artistiques. Car si la culture n’a pas été à l’arrêt, son partage et la création ont été pour leur part très altérés, finalement à l’image de la vie sociale et de la vitalité urbaine. En effet, une autre quasi-banalité mérite sûrement d’être énoncée : il ne peut y avoir de vie commune sans expression ni partages artistiques, quels qu’ils soient. La réflexivité, l’intentionnalité et leur médiation sont le propre de l’humain et passent par cette mise en culture, via des propos artistiques qui expriment nos émotions, espoirs, rêves ou déceptions, scepticismes ou engagements. Et ce, dans les villes en particulier. Il est trop tôt pour savoir ce que cette épreuve mondialement partagée laissera comme traces dans l’espace urbain : quelles marques laisseront le focus mis sur la proximité, les tensions entre santé et liberté, le besoin de nature, la qualité des logements, quand l’espace domestique devient primordial, quand les temps familiaux/professionnels/de loisirs, quand les liens sont en virtualisation exponentielle ? Gageons pourtant que les témoignages de cette époque seront visibles : comme lors de précédentes périodes, les expressions artistiques et l’action culturelle sont en miroir des problématiques du développement des villes et de leur société.

 

JR, Belle de mai Unframed, Marseille © Christophe Hahusseau

Un lien historique entre production urbaine et présence culturelle dans la ville

Sans remonter aux villes de la Renaissance qui rivalisaient d’expressions culturelles comme incarnation de leur puissance, les exemples sont nombreux pour rappeler le lien entre développement des villes, problématiques sociétales et lieux culturels. Ainsi, les premiers musées des Beaux-Arts de Toulouse et Bordeaux furent créés à la fin du XVIIIe siècle par la mobilisation d’amateurs et d’artistes souhaitant préserver les œuvres des turbulences révolutionnaires. De fait, au cours du XIXe siècle et jusqu’à la création du ministère de la Culture en 1959, se combinent, d’une part, la préoccupation de l’État de préserver et valoriser, dans une perspective patrimoniale, œuvres et monuments, d’autre part, des actions locales portées par les édiles qui sont préoccupés par à la fois l’enseignement artistique et la création de lieux de sociabilité urbaine : les villes se dotent ainsi « de salles de spectacles modernes où les notables pourront accueillir les tournées parisiennes ou leurs imitations locales avec, ici ou là, quelques productions originales, liées à des traditions culturelles puissantes, du Capitole de Toulouse aux music-halls marseillais » [1].

L’intrication des processus  urbains, sociétaux, culturels et de pouvoir se lisent de manière continue : à l’épisode des équipements bourgeois succède plus franchement la période des lieux issus des mouvements d’éducation populaire : les travaux scientifiques bordelais [2] (Augustin, 1998, Talianodes-Garets, 2007) ont montré comment progressivement des équipements – MJC [3], salles de spectacles, centres culturels – se sont développés dans les quartiers et villes périphériques, structurant ainsi les  nouveaux quartiers populaires. L’intervention culturelle contribue alors à un maillage urbain de services, à l’instar des premières politiques d’aménagement culturel du territoire avec les théâtres et les bibliothèques pour l’échelon national, et les projets de développement culturel urbain des années 1970 à l’échelle municipale.

Les logiques de proximité valorisées dans les années 1970 et 1980 ont accompagné des politiques locales liées à la décentralisation, avec des projets de maires déclinant le slogan changer la vie, changer la ville et s’engageant ainsi dans des investissements culturels. Le « jeu du catalogue » dénoncé par E. Friedberg et P. Urfalino [4] est alors en pleine effervescence : chaque métropole régionale, à l’instar de Montpellier durant le mandat de Georges Frêche, ambitionne d’entrer dans la course de la compétition territoriale en se dotant du panel d’équipements incontournables et souvent peu contextualisés (musée, théâtre, salle de concerts, conservatoire, etc.).

Viendront plus tardivement les festivals, icônes d’une autre stratégie de développement : le marketing urbain au service duquel, une fois encore, se prennent des initiatives culturelles. Cette période est le reflet de deux problématiques fondamentales dans les villes des années 1990 : non seulement la nécessité de se positionner dans un contexte de mondialisation et de concurrence territoriale – en cela les festivals sont un outil efficace, producteur d’un affichage régional ou national –, mais aussi la reconversion économique qui conduit aux premières initiatives de tourisme urbain via des lieux symboliques forts. Les grands équipements d’architectes de renom émergent, s’inspirant par exemple de l’image mondialement connue de l’opéra de Sydney. Les villes espagnoles, plus tardivement, contribueront largement à ce croisement entre marketing urbain et icônes architecturales, quitte à ce que ces « éléphants blancs » soient dépourvus de sens et contenus artistiques, comme le démontrent clairement les sociologues à propos des réalisations de Valencia [5]. En urbanisme, le cas de Bilbao fut d’abord considéré comme le modèle à suivre : le musée n’avait-il pas permis à la ville de sortir d’une crise sociale et industrielle dramatique ? Puis comme un exemple à interroger : quelle qualité de contenu dans ce geste architectural ? Quel impact sur les dynamiques culturelles endogènes de la métropole basque ? Et finalement, ce renouveau ne serait-il pas le résultat d’un projet urbain complexe et multisectoriel ?

L’instrumentalisation de l’action culturelle à des fins économiques et urbaines a trouvé son paroxysme dans les années 2000, dans le tourbillon de la créativité. Alors que B. Grésillon définit la présence culturelle en ville comme « des productions idéelles, artistiques et intellectuelles d’un individu ou d’une société qui s’expriment à travers des lieux, des acteurs et selon des logiques spécifiques » [6], les logiques créatives sont tout autres : il s’agit d’intégrer, dans les quartiers souvent industriels en reconversion et dans les emplois, la création de valeurs d’ordre économique par la connaissance et la créativité, mettant au second plan, parfois loin derrière, l’acte et la réception artistiques, ou même l’importance des ressources locales, des expressions culturelles ou la typicité de telle ou telle ville. Combien de quartiers de villes occidentales, lancés dans cette course créative, se ressemblent désormais, quelle que soit leur trajectoire antérieure ? À la création artistique et aux industries culturelles (édition, musique, jeu vidéo), s’ajoutent donc des activités telles que le design, l’architecture, la publicité ou encore certaines activités informatiques. Initiée dans les années 1990 par le ministère de la Culture et de la Recherche britannique pour les activités et les villes créatives [7], et surtout développée dans les débats scientifiques nord-américains [8], la créativité est désormais un incontournable pour les métropoles régionales, mettant en avant les dynamiques que ces activités suscitent. Si les théories de la classe créative ont été largement critiquées et remises en question pour la faiblesse de leur assise méthodologique, il n’en demeure pas moins que des « quartiers créatifs » – associés souvent à des processus de gentrification –, tout comme des emplois qualifiés et métropolitains liés à la créativité, ont aujourd’hui intégré la plupart des stratégies portées par les métropoles.

 

Collage de JR à Berlin, The wrinkles of the City © Christophe Hahusseau

De la créativité au bien-vivre territorial : une bifurcation discrète ?

L’approche créative, centrée sur la dimension économique et le plus souvent déterritorialisée [9], a eu tendance à gommer le cœur de ce qu’est une vie culturelle pour le développement d’un territoire : la construction de temps collectifs, la nécessité de construire des récits communs, de valoriser de nouveaux imaginaires et, comme le dit Alain Damasio, d’empuissanter les individus pour leur donner de nouvelles perspectives d’être ensemble, libres de leur destin. Participant au bien-vivre territorial, la vie culturelle devient à ce titre un pilier d’une nouvelle orientation du développement local, mieux à l’écoute des singularités et diversités, mais aussi des croisements – d’acteurs, de lieux, d’échelles et de champs d’intervention [10]. La création – sa pratique, sa diffusion – au service du pouvoir d’agir (ou empowerment) contribue, à l’échelle des quartiers, de la ville ou au-delà, à des expériences vécues, à des émotions ressenties individuellement ou collectivement. Plusieurs signaux, quoique encore faibles, laissent penser à l’entrée dans une nouvelle phase de ce lien entre culture et développement urbain. Et la situation pandémique accentue son acuité : la culture pour contribuer non plus à l’attractivité ou à la requalification urbaine, dans un esprit de compétitivité comme l’ont fait les villes anglo-saxonnes, mais la culture pour contribuer à la qualité de la vie dans la ville, à son hospitalité, à sa vitalité démocratique. Dans cette perspective, la place est donnée à la relation, à l’expérience, au pouvoir d’agir dans l’espace public (au sens politique et spatial). Cette tendance se voit concrétisée par la structuration de politiques de culture scientifique (à Toulouse le Quai des Savoirs), le retour en force de l’éducation populaire, la force également des arts de la rue qui mettent en libre expérience, grâce à des rencontres parfois fortuites, des expressions artistiques souvent engagées et réflexives sur l’état et les enjeux de notre société – cf. Pronomade(s).

L’inscription des droits culturels dans la loi NOTRe et la loi CAP (culture, architecture et patrimoine) contribue à donner de nouvelles assises à cette période, remettant en avant l’action culturelle en faveur d’un projet de société urbaine. En effet, sortant de la stricte approche de « l’accès à la culture » qui sous-entend un mouvement descendant, les droits culturels visent à reconnaître que chaque individu ou groupe est porteur de cultures, souvent croisées ou même créolisées, pouvant s’exprimer, se pratiquer, se partager dans la cité. Ces droits – reconnus dès la Déclaration de 1948 des droits de l’homme et du citoyen – impliquent une approche beaucoup plus ouverte de la définition de la culture, associant, comme le fait l’UNESCO dans sa définition de la diversité culturelle, les beaux-arts, les lettres et les façons de vivre ensemble – donc ici une dimension anthropologique de la culture. Si chaque habitant est porteur de cultures issues de ses trajectoires familiales, amicales, professionnelles, qu’il déploie dans des villes et modes de vie mondialisés où la culture nord-américaine a largement infusé nos écrans et nos pratiques, les politiques publiques ont à se saisir de ce nouvel enjeu, et à reconnaître cette richesse. C’est ce à quoi invitent les lois précitées de 2015 et 2016. Au-delà d’un glissement sémantique faisant passer de la culture aux cultures, de la démocratisation culturelle aux droits culturels, il s’agit d’une approche beaucoup plus complexe des arts et pratiques culturelles, intimement liés à ce que chaque individu ou groupe peut éprouver, créer, partager [11].

 

JR, Belle de mai Unframed, Marseille © Christophe Hahusseau

La diversité des expressions et les croisements multiples se détectent dans différentes initiatives qui sont autant de signes, rares et discrets, en faveur d’une réelle bifurcation de l’action culturelle locale :

– les modalités d’intervention des institutions culturelles telles que les scènes nationales qui déploient des actions hors les murs – dans l’espace public, dans des équipements non culturels –, appliquant en ce sens les logiques de l’aller vers. Si des collectifs d’artistes, des coopérations ou compagnies oeuvrent dans ce sens depuis des années (réunis via des réseaux tels que l’UFISC), ce mouvement semble aujourd’hui infuser chez des acteurs plus institutionnels ;

– l’importance aujourd’hui de l’inclusion d’artistes dans des projets urbains, considérant qu’ils accompagnent ainsi les habitants à participer à la transformation de leur ville (Bruit du frigo, le POLAU, De l’aire), mais aussi qu’ils interrogent le devenir des villes, les espaces du collectif, les perspectives de mutation de certaines friches urbaines (projet Transfert à Nantes) ;

– la montée en puissance des logiques d’hybridation : bien sûr les nouveaux territoires de l’art (friches culturelles) ont montré à quel point la richesse des créations croisées, le contact direct avec des gens (et moins des publics) peuvent jouer un rôle dans la vitalité de la cité. Plus récemment, ce sont dans des tiers-lieux ou des FabLabs que l’art et la culture se déploient, plus ou moins discrètement et croisés avec différentes problématiques urbaines (à l’instar des Grands Voisins à Paris)… Et, à l’inverse, des équipements identifiés comme institutions culturelles deviennent des lieux qui interagissent avec des problématiques tiers, telles que les modes de consommation ou l’urgence climatique – accueil d’une AMAP, implication dans des réalisations écologiques, etc. ;

– le renforcement de l’approche transversale dans la planification urbaine associée aux dispositifs de revitalisation territoriale : dans la politique de la ville avec le volet culturel des contrats de ville et les actions conduites par les conseils citoyens, ou hors métropoles dans les projets Action coeur de ville, Petites villes de demain. Progressivement, timidement, émergent des savoir-faire en faveur de la transversalité et du décloisonnement thématique de l’action locale. Si les interventions publiques en silos sectoriels ont encore de beaux jours devant elles, les expériences croisant culture/éducation, culture/tourisme, culture/urbanisme ou même culture/santé illustrent cette capacité progressive qu’ont les projets culturels à se déployer dans des dialogues construisant un projet de territoire qui pourrait mettre savoir, imagination et émotion au coeur : non pas comme un supplément d’âme mais plutôt comme une raison fondamentale d’oeuvrer à la transformation des territoires. Le temps d’appropriation des logiques liant de nouvelles parties prenantes n’est pas à négliger, et des obstacles sont à franchir : comprendre les vocabulaires et les référentiels métiers de nouveaux partenaires, dépasser la crainte de l’instrumentalisation de la culture et des arts, accepter la subversion de certains propos artistiques, être attentif à ce que la création ne soit pas l’occasion d’exclusion de certains groupes sociaux…

Cette évolution, considérant l’action culturelle au service de projets de territoires valorisant le bienvivre et le sensible, est pour l’instant de l’ordre du frémissement. Elle rencontre pourtant franchement des problématiques qui émergent aujourd’hui chez les acteurs de l’aménagement urbain : ambitions de métropoles plus hospitalières [12], valorisation des communs urbains [13], invocation, parmi les transitions de l’urgence, d’une démocratie plus ouverte et continue. L’absence, chez nombre d’acteurs de l’urbanisme et de l’aménagement, de la connaissance des référentiels des politiques culturelles et acteurs artistiques demeure un vrai talon d’Achille pour confirmer ces perspectives. Sans viser la spécialisation en la matière, des engagements en faveur de formations – d’élus, de techniciens, de consultants – pourraient devenir opportuns, à l’instar de ce que fut l’appropriation d’autres notions ces dernières décennies : pensons à l’intégration du développement durable dans les outils de planification dans les années 2000, ou aux outils de la concertation dans les projets plus récemment.

 


[1] ORY P., « L’État et la culture de la Révolution à 1959 », in SAEZ G. (dir.), Institutions et vie culturelles, La Documentation française, 2004, p. 9-13.

[2] AUGUSTIN J.-P., LATOUCHE D. (dir.), Lieux culturels et contextes de villes, MSHA, 1998.

[3] Maisons des jeunes et de la culture.

[4] FRIEDBERG E., URFALINO P., Le Jeu du catalogue. Les contraintes de l’action culturelle dans les villes, La Documentation française, 1984.

[5] RIUSULLDEMOLINS J., FLOR MORENO V., HERNÀNDEZ I MARTÍ G.-M., « The dark side of cultural policy : economic and political instrumentalisation, white elephants,land corruption in Valencian cultural institutions », International Journal Of Cultural Policy, 25(3), 2019 p. 282- 297.

[6] GRÉSILLON B., « Ville et création artistique. Pour une autre approche de la géographie culturelle », Annales de Géographie, n° 660-661, 2008, p. 179-198.

[7] AMBROSINO C., « Ville créative et renaissance urbaine. Retour sur la genèse intellectuelle d’un modèle urbain du XXe siècle », Riurba, n° 6, 2018 [en ligne].

[8] SCOTT A. J., The Cultural Economy of Cities : Essays on the Geography of Image- Producing Industries, SAGE, 2000. FLORIDA R., The Rise of the Creative  Class: And How It’s Transforming Work, Leisure, Community and Everyday Life, Perseus Books Group, 2002.

[9] BAILONI M., « La reconversion des territoires industriels par la culture dans les villes britanniques : un modèle en crise ? », Belgeo, 2014 [en ligne].

[10] SIBERTIN-BLANC M., « Territorialisation et décloisonnement de l’action culturelle en faveur du développement sensible des territoires », RERU, 2021/3.

[11] Ainsi, la charge de l’élu à la culture de Poitiers est intitulée depuis 2020 : Adjoint aux Espaces publics, délégué aux droits culturels.

[12] TALANDIER M., Résilience des métropoles. Le renouvellement des modèles, PUCA, « Les Conférences POPSU », 2019.

[13] KEBIR L., WALLET F., Les Communs à l’épreuve du projet urbain et de l’initiative citoyenne, PUCA, « Réflexions en partage », 2021.

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