Entretien avec Maud Le Floc’h

Entretien avec Maud Le Floc’h

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Chargée de projet Environnement à l'AUAT

Rédactrice en Cheffe de BelvedeR, chargée de mission Dialogues urbains, AUAT

Au croisement de la création artistique et de l’urbanisme, le POLAU met en oeuvre depuis 2007 le concept d’urbanisme culturel. À la fois incubateur de projets artistiques, plate-forme de ressources et consultant en urbanisme, le POLAU teste et expérimente des façons de faire créatives et alertes auprès d’artistes, de chercheurs, de collectivités, d’aménageurs, d’habitants… Maud Le Floc’h explique la valeur ajoutée de cette approche dans la fabrique de la ville et des territoires.

Pouvez-vous revenir pour nous sur le concept d’urbanisme culturel ?

L’urbanisme culturel mobilise des démarches artistiques et culturelles pour participer à la définition et à l’appropriation de projets de transformation ou de transition des territoires. Mais avant d’évoquer plus longuement ce concept, il faut s’entendre sur des définitions. « Art », « démarche artistique », « culture » ne désignent pas la même chose. En France, l’art englobe le champ de la création vivante et plastique qui a en général ses lieux dédiés. Puis il y a des formes d’art qui sont plus « impliquées » tel l’art « in situ » ou encore l’art « contextuel » qui sortent des lieux dédiés pour investir l’espace public, se confronter à des environnements variés. Ces démarches visent à la création d’une oeuvre. C’est quand il s’agit d’aller à la rencontre d’un public qu’on parle de culture, de diffusion et donc de politique culturelle. L’approche culturelle de l’urbanisme, ou l’urbanisme culturel, c’est donc convoquer les mondes et les talents artistiques au sens large – mondes et talents subjectifs –, dans la fabrique objective de la ville. Ce n’est pas un phénomène nouveau. Les démarches artistiques et culturelles sont mobilisables comme approches métaphoriques, critiques ou dynamiques pour aborder des projets complexes.

On observe que l’urbanisme culturel se diffuse dans les pratiques et accompagne ainsi l’émergence de nouveaux métiers. Où se positionne le POLAU dans ce paysage ?

Le POLAU se situe entre le monde de l’urbanisme, de l’aménagement et celui de la création artistique hors les murs. J’insiste sur « hors les murs » car nous intervenons en contact avec les espaces publics, les territoires. Ces deux cultures professionnelles s’enrichissent mutuellement. J’ai réalisé cela assez tôt dans mon parcours professionnel et je ne cesse de travailler la couture entre ces deux mondes. C’est évidemment semé d’embûches, mais l’objectif est de donner de part et d’autre de nouveaux éléments de langage, de nouveaux fils à coudre et à tordre. Que ce soit pour le monde de l’aménagement que l’on ouvre à des méthodes et des outils inspirants, qui apportent des clés, du sens, des valeurs, de la parole, et libèrent des imaginaires ou, de l’autre côté, pour les artistes qui travaillent l’espace public et les territoires. L’idée est qu’ils soient un peu plus au fait des enjeux et des réalités des espaces dans lesquels ils interviennent (sujets techniques, projets de transformation spatiale, reconversions de friches…) pour qu’ils puissent mieux les travailler comme matériaux de création. Par exemple, dans le cadre d’un nouveau programme de logements et de la transformation d’une forêt en parc urbain à Saint-Médarden-Jalles, l’aménageur la Fabrique de Bordeaux Métropole a souhaité organiser des temps pour dépasser les tensions qui existaient entre les habitants et la ville. Nous avons alors invité l’équipe artistique Opéra Pagaï en résidence, qui a eu recours à la fiction, au simulacre, à l’exposition commentée, pour organiser des concertations créatives et ainsi ouvrir des espaces d’échanges moins conventionnels. Ces méthodes impromptues ont favorisé le dialogue et le décadrage de points de vue.

 

Exposition commentée dans le cadre de la création d’un parc urbain à Saint-Médard-en-Jalles © POLAU

Quelles sont les apports de l’urbanisme culturel dans les projets ?

Les apports sont multiples : proposer un changement de regard par une approche artistique, libérer la parole, accompagner le changement et faciliter les projets… L’urbanisme culturel embrasse un vaste potentiel d’actions créatives qui sont intégrables à la boîte à outils de l’urbaniste, des actions notamment capables de créer un récit autour d’une situation avant d’intervenir sur un projet urbain. Par exemple, au stade diagnostic d’un projet, une « contre-visite  guidée » du lieu peut nous amener à décadrer notre point de vue et proposer une dramaturgie qui va résonner avec le réel. L’invraisemblance procure une qualité exceptionnelle au pur ordinaire. En ayant recours à des imaginaires, des histoires, à des fictions, on va ainsi pouvoir parler d’un projet urbain non pas en  termes de mètres linéaires mais dans ses autres dimensions, ses utopies, ses ratés, sa nouveauté… Cela permet de transformer quelque chose que l’on peut trouver difficile, ingrat, en lui apportant de la puissance, du relief. C’est ce qu’a très bien compris la Société du Grand Paris dans le cadre du chantier du Grand Paris Express en intervenant de façon souple avec des réalisations artistiques, des évènements, des résidences, des designers qui permettent de transformer ce chantier difficile et perturbant. Cette puissance d’enchantement aide à porter plus loin le regard. Les démarches artistiques peuvent aussi permettre de découvrir les coulisses d’un projet, d’un secteur, qui peut être a priori repoussoir, ou trop complexe, trop technique. Des approches imaginatives et peu conventionnelles donnent du souffle et fédèrent souvent les différents acteurs, qu’ils soient techniciens ou élus. Ce sont des outils qui autorisent et qui sont aussi circonscrits dans le temps. De manière générale, la réelle valeur ajoutée des démarches artistiques et culturelles est de pouvoir enrichir un programme, son inscription sur un territoire.

Faut-il se méfier de ne pas tomber dans l’artwashing ? Où se situe la frontière ?

Les démarches d’urbanisme culturel peuvent être utilisées à bon escient pour caractériser une opération, accompagner les changements de représentations… Il importe de ne pas duper le public avec de faux enchantements en faisant une sorte d’artwashing. On a vite fait de mettre une couche de green et d’art dans les projets, ce qui produit plutôt ce qu’on pourrait considérer comme du coloriage urbain ou de la « cosmétisation » de situations enkystées. Cela ne coûte pas cher et coche aisément la case « participation des habitants ». Il faut avoir en tête que, pour les artistes et créateurs, la machine urbaine peut se révéler infernale, en particulier si les aménageurs ne perçoivent pas la visée symbolique des interventions artistiques. Ces derniers vont parfois avoir tendance à considérer le travail créatif de façon très utilitariste. Il ne s’agit donc pas de faire « passer la pilule » ou de gentrifier un quartier avec des artistes. On sait combien ces dynamiques peuvent générer de la plus-value spéculative en amont de la commercialisation d’une opération. Le registre vertueux consiste à faciliter l’appropriation du projet par les riverains et les différentes parties prenantes. À ce titre, l’art et la culture offrent des capacités inédites de travailler en amont des projets, pour faire la ville avant la ville. Ils savent occuper une friche, un chantier, et faire récit avec le déjà-là.

Nous avons par exemple convoqué l’urbanisme culturel comme registre de sensibilisation au risque inondation. Pendant un an, nous  avons étudié le PPRI du Val deTours et fait se rencontrer l’équipe artistique de La Folie Kilomètre, des chercheurs, les acteurs du Plan Loire Grandeur Nature et divers partenaires, à l’issue de quoi l’équipe artistique a proposé de créer « Un jour inondable ». Pendant 24 heures, le public a pu vivre une inondation de façon simulée. Les participants ont dormi dans un gymnase d’évacuation en présence de la sécurité civile, assisté à des conférences d’assureurs pour une explication du système d’assurance et d’inondation, mais aussi visité un musée des objets sauvés fabriqués par un plasticien, fait des ateliers de signalétique de vulnérabilité, un pique-nique dans l’endroit le plus bas de la ville… que des registres sensibles, artistiques. Le public qui a vécu l’expérience s’est approprié le sujet inondation comme aucun document de prévention des risques ne sait le faire !

 

Un jour inondable, sensibilisation au risque inondation dans le cadre du PPRI du Val de Tours : « Marcher sur la ligne du PPRI » © POLAU

Un jour inondable, sensibilisation au risque inondation dans le cadre du PPRI du Val de Tours : « Marcher sur la ligne du PPRI » © Pascal Lordon

L ’urbanisme culturel propose donc des formes d’aménagement souples lui permettent de « pétrir » le territoire, de composer  avec l’existant en étant sur place, d’activer les énergies disponibles, de fédérer les multiples intervenants autour de gestes créatifs et d’orienter le projet vers ses vocations futures. « Tout terrain », « réemploi », « invention », « contribution »… sont ainsi les termes utilisés pour caractériser la mise en convivialité d’un pré-projet. Comprenez bien que cela nous amène souvent à marcher sur une ligne de crête sensible, et la puissance publique tout comme les agences d’urbanisme qui interviennent à leurs côtés doivent être attentifs à cela. Nous avons commencé à partager ces méthodes liant art et ingénierie auprès de divers acteurs de l’aménagement et de l’urbanisme, en France et au-delà. Compte tenu du contexte actuel et des urgences, l’urbanisme culturel nous aide à reconsidérer les systèmes de pensée, les modalités d’interventions, mais aussi les représentations et les dynamiques de coopération entre acteurs. Il semble que le temps pour essaimer soit venu.

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