Entretien avec Anne Fraisse

Entretien avec Anne Fraisse

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Directrice générale, Urbain des Bois

Le secteur du bâtiment résidentiel représente environ 30 % des consommations énergétiques annuelles françaises et 15 % des émissions de gaz à effet de serre (GES). Parmi ces émissions, 75 % correspondent à la phase de construction (ADEME, 2023). Ainsi, les acteurs de la promotion immobilière ont un rôle central à jouer dans les trajectoires de décarbonation des territoires, au travers de la production des logements mais également via la préfiguration de leurs usages. Consciente de ces enjeux et forte d’une vaste expérience au sein de structures d’aménagement dans la région toulousaine (Europolia, SEM Constellation), Anne Fraisse est devenue en 2021 la directrice générale d’Urbain des Bois, filiale du groupe de promotion Icade entièrement dédiée à la construction bas carbone. Elle a également piloté, à la demande du ministre de la Transition écologique et du ministre du Logement, l’élaboration de la feuille de route de décarbonation des filières aménagement et promotion qui a été remise au gouvernement début 2023.

Vous avez été mandatée par le gouvernement pour coprésider l’élaboration de la feuille de route de la décarbonation du secteur de l’aménagement et de la promotion immobilière. Quels sont les principaux leviers que vous avez identifiés dans cette démarche ?

L’identification des leviers pour la décarbonation de l’aménagement et de la promotion immobilière a été un travail complexe, en raison notamment de la multiplicité d’acteurs et d’échelles d’action qui participent à ces chaînes de valeur. Pour mener à bien cette démarche, nous 1  avons tout d’abord dû construire la « macro-filière de l’aménagement », impliquant entre autres des représentants des collectivités, des aménageurs publics et privés, des bailleurs sociaux, des promoteurs et des fédérations professionnelles (travaux publics, architectes, etc.). L’objectif était d’orienter nos propositions en tenant compte du fonctionnement systémique des filières. Ce travail collaboratif a permis de partager un diagnostic complet sur l’ensemble des émissions de GES liées à l’acte d’aménager et à la production de logements, une étape préalable cruciale à l’identification des leviers d’action. Trois grands postes d’émissions de GES se dégagent de ce diagnostic : l’industrie de la construction, axée essentiellement sur le béton (50 % des émissions), l’artificialisation des sols (25 %), et, à notre surprise, les fuites de fluides frigorigènes utilisés dans les systèmes de climatisation (25 %).

Suite à ce diagnostic collaboratif, nous avons identifié 6 grands leviers de décarbonation, chacun étant accompagné d’actions spécifiques. Le premier levier concerne la territorialisation de la trajectoire carbone, proposant l’établissement d’une seule trajectoire carbone à l’échelle des bassins de vie. En effet, il existe aujourd’hui autant de trajectoires que de documents de planification (SRADDET, SCoT…), et il est nécessaire d’unifier cette réflexion. Le deuxième levier vise l’accélération du recyclage urbain, avec une attention particulière portée à la mutation des zones d’activités économiques, aux secteurs autour des nœuds de transport et aux quartiers pavillonnaires, à condition qu’ils soient bien desservis en transports en commun. Le troisième levier aborde le renforcement des stratégies pour planifier et maîtriser l’utilisation de la ressource foncière. Le quatrième englobe le développement et la sanctuarisation des puits de carbone, incluant des propositions de revégétalisation urbaine aussi bien que la mise en œuvre d’une fiscalité adaptée à la décarbonation. Le cinquième levier s’oriente vers la réduction du besoin de mobilité des personnes et des marchandises, en promouvant le report modal vers des solutions de mobilité douce et les transports en commun. Si l’on augmente de 15 % l’usage du vélo pour les déplacements du quotidien, on diminue de 10 millions de tonnes les émissions de CO2 par an ! C’est un objectif atteignable. Enfin, le sixième levier cible la réduction des émissions de GES dès l’acte d’aménager, préconisant la généralisation d’un bilan carbone prévisionnel des opérations, l’analyse du cycle de vie des bâtiments, ainsi que l’innovation dans le champ de l’éco-conception.

 

Projet d’aménagement de ZAC bas carbone à Blagnac « Made in Blagnac »

 

Lors de ces dernières années, l’État a mis en œuvre divers outils incitatifs, notamment des labels, en parallèle à d’autres normes plus contraignantes pour favoriser la décarbonation de la production de logements. Pour vous, quel a été l’impact de ces instruments réglementaires sur l’évolution des pratiques au sein des métiers de la promotion immobilière ?

La mise en place de dispositifs incitatifs comme les labels a certainement eu un impact positif, par exemple en favorisant l’expérimentation de nouvelles pratiques en matière de techniques de construction et d’utilisation de matériaux biosourcés. Veillons cependant à ce que ces labels, aujourd’hui nombreux, aient un socle commun, avec des adaptations locales. L’objectif n’est pas de cumuler les labels dans une opération à des fins de communication, mais de procéder aux bons choix programmatiques, structurels et d’usage qui permettent de véritables économies de matière, donc de carbone. Avec les normes plus contraignantes, comme la RE2020, des évolutions importantes dans la façon de concevoir les bâtiments ont été rendues possibles. Cependant, il est essentiel d’embrasser une échelle plus large que le seul bâtiment, en portant l’effort sur le recyclage foncier ou sur d’autres aspects cruciaux de la décarbonation, tels que la sobriété dans les usages des logements ou encore les mobilités quotidiennes.

Par ailleurs, ce changement des pratiques constructives se voit entravé par une règlementation qui n’a pas encore intégré suffisamment l’utilisation de matériaux de réemploi et biosourcés, ni les changements nécessaires sur la sécurité anti-incendie des bâtiments. Ce dernier élément est un frein majeur, qui limite le champ des solutions constructives bas carbone qui peuvent être effectivement proposées aux maîtres d’ouvrage, et augmente leur coût de revient, en rajoutant de la matière par l’encapsulage des éléments du bâtiment en matériaux biosourcés. Parallèlement, la conjoncture économique inflationniste ne favorise pas l’évolution des pratiques car, dans la plupart des projets de promotion innovants, l’équation économique devient très difficile. Face à la hausse globale des prix et aux difficultés d’approvisionnement de certains matériaux, faire du décarboné continue à coûter plus cher que les opérations plus traditionnelles. Et bien entendu, nous devons rester sur des prix de vente concurrentiels pour assurer la commercialisation des programmes immobiliers. Dans ce contexte, la transition vers des pratiques plus vertueuses est encore très difficile et demande de la part des promoteurs un fort volontarisme, qui se heurte souvent aux difficultés imposées par le marché.

 

Projet de promotion immobilière à Pessac

 

Face à ces difficultés économiques, quels leviers financiers pourraient être mobilisés pour favoriser la décarbonation de la promotion immobilière ?

La mise en œuvre d’outils financiers et fiscaux est une condition nécessaire au développement et à la massification des opérations de promotion bas carbone. Tant que l’équilibre financier n’est pas là, les acteurs vont avoir du mal à aller massivement dans le sens de la décarbonation. On pourrait ainsi envisager la création d’outils financiers ou fiscaux qui soient réservés à des opérations bas carbone, l’émission de certificats de carbone pour ce type d’opérations afin que la vente de ces certificats puisse participer au financement des projets, ou encore l’intégration de la tonne de carbone évitée dans les outils financiers de l’aménagement, comme le « PUP carbone2  » . Il faut aussi réorienter un certain nombre de taxes, de manière intelligente, vers la décarbonation. On pourrait, par exemple, prendre en compte le bilan carbone des opérations à la fois dans la fixation du taux de participation aux équipements publics, mais aussi de la taxe d’aménagement. Celle-ci, en effet, est uniquement basée sur la surface de plancher créée et ne prend pas en considération les caractéristiques des bâtiments : elle n’incite donc pas à une évolution de la construction dans le sens de la décarbonation. Il serait également important que les mécanismes de subvention mis en place par l’État, de type Fonds verts, soient massivement orientés vers le recyclage foncier et la réduction d’émissions de GES dans les opérations. Enfin, il est indispensable de développer un nouveau mode de production de logements fondé sur des solutions techniques de construction à faible émission carbone et, surtout, moins coûteuses. La production hors-site avec des matériaux biosourcés constitue une piste intéressante en ce sens. C’est l’ensemble de ces dispositifs qui peut contribuer à la création d’un nouveau modèle économique, permettant à la fois d’accélérer la décarbonation et de trouver l’équilibre financier des opérations de logement et des opérations d’aménagement.

 

Considérez-vous que nous assistons actuellement à un changement de paradigme dans la promotion immobilière ?

Mon analyse à cet égard est que nous assistons à un changement progressif de paradigme, notamment dans la conception et le portage des projets immobiliers. Pour bien faire, il faut désormais appréhender chaque opération en se demandant d’abord son apport en matière de décarbonation. Pour évaluer cela, Urbain des Bois prend en compte différents critères tels que la nature de l’opération (extension, rénovation), la désimperméabilisation des sols ou la mise en réseau d’espaces de biodiversité, la desserte par les réseaux de transports en commun, les distances avec les zones d’emploi et les performances énergétiques des bâtiments, l’objectif, pour ceux-ci, étant la RE2028. C’est en prenant en compte l’ensemble de ces critères que l’opération doit être évaluée, et que, finalement, la décision de la lancer ou non doit être prise.

Avec le soutien de l’ADEME et la collaboration des industriels du bâtiment, Urbain des Bois participe à ce changement de paradigme via la mise en place de procédures collaboratives d’expérimentation et d’évaluation de nouvelles techniques constructives bas carbone 3. C’est le cas par exemple des expérimentations autour des planchers bois/béton, une solution constructive qui sera opérationnelle au 2e trimestre 2024. Ce type d’innovations sera systématisé dans les projets afin de décarboner la structure du bâtiment qui représente, avec l’enveloppe, 80 % du poids carbone.

La décarbonation implique également un changement de paradigme en ce qui concerne la répartition de la valeur au sein de la chaîne de valeur de la promotion immobilière. Aujourd’hui, tous les acteurs de la production de logements ont leur part de valeur relativement définie dans le modèle économique en place (collectivités, aménageurs, promoteurs, architectes, bureaux d’études techniques, entreprises du BTP…). À la fin, il y a un client qui paie. Or, si l’on conjugue des augmentations de coûts de construction fortes et des frais financiers qui ont explosé, le client final ne peut plus payer. Les acteurs de la filière vont donc devoir, chacun à son niveau, agir sur chaque poste de coût pour le maîtriser, et sans doute aussi s’adapter à une nouvelle répartition de la valeur au sein de la filière, afin de tenir les objectifs de décarbonation tout en rendant à nouveau possible l’accès au logement pour le plus grand nombre et en facilitant les parcours résidentiels. Cependant, face à l’incertitude actuelle du marché, les réponses restent à construire collectivement et nécessiteront une volonté accrue de tous les acteurs de la filière.

 


Entretien réalisé par José-Louis Sanchez, Chargé de projets Habitat à l’AUAT.

 

 

  1. NDLR : l’équipe en charge de l’élaboration de la feuille de route sur la décarbonation de la filière de l’aménagement et de la promotion immobilière.
  2. Le projet urbain partenarial (PUP) carbone est un outil qui permet aux acteurs d’un projet, qu’ils soient privés ou publics, de financiariser la tonne de carbone évitée et de la prendre en compte dans le calcul de la participation ou de la taxe payée à la collectivité locale. L’objectif du PUP carbone est d’inciter les acteurs privés à accélérer le recyclage des fonciers déjà imperméabilisés pour permettre la production de logements, tout en encadrant strictement la trajectoire carbone.
  3. Ces procédures s’inscrivent dans le cadre des « appréciations techniques d’expérimentation » (ATEx). Créées à l’initiative du Centre scientifique et technique du bâtiment (CSTB), les ATEx visent à sécuriser et favoriser la mise en œuvre de produits ou procédés innovantes, mais aussi à préfigurer des futures évolutions réglementaires.

© Gavin Zeigler - Alamy banque d’images, © Urbain des Bois

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