Comment la décarbonation bouscule notre rapport à la mobilité

Comment la décarbonation bouscule notre rapport à la mobilité

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Responsable de l’agence toulousaine, Citec

Sonia Teillac est responsable de l’agence toulousaine Citec, bureau d’études d’origine suisse, actif dans la planification, la gestion et l'aménagement des transports auprès de collectivités suisses, italiennes et françaises. L’approche du bureau se veut transversale et ouverte : maîtrise de tous les modes de déplacement, prise en compte des interactions entre la mobilité et les autres composantes du territoire (urbanisme, économie, impacts sociaux, etc.). Depuis 2023, Citec cible plus spécifiquement le sujet des transitions énergétiques et environnementales dans ses activités. Sonia Teillac revient ainsi sur les changements de paradigmes, de méthodes et d’outils entraînés par la décarbonation dans les missions mobilité de Citec.

La question de la décarbonation a envahi la scène médiatique. Mais que signifie-t-elle réellement pour les politiques publiques de mobilité, premier poste d’émissions du pays ? De la sobriété à la voiture électrique, les réponses apportées sont multiples. Est-ce que cette injonction à la décarbonation vient bousculer notre rapport à la mobilité et plus précisément à la voiture (qui représente 53 % des émissions du transport) 1 ? Comment accompagner les collectivités locales sur le sujet ?

Rares sont les d’appels d’offres d’études en mobilité mentionnant l’objectif de décarbonation en tant que tel. L’évaluation des solutions envisagées sur le plan carbone n’est généralement pas exigée. Seules les régions qui se sont vu confier le rôle de chef de file sur l’air, le climat et l’énergie commencent à s’emparer du sujet comme la région Provence-Alpes-Côte d’Azur et également quelques métropoles et villes comme Lyon.

 

Une grande dépendance à la voiture, difficile à déconstruire

L’enjeu climatique est présent de manière explicite depuis 2003 en France (il y a 20 ans…), avec un objectif de diminution par 4 des émissions nationales de gaz à effet de serre entre 1990 et 2050.

La stratégie bas carbone révisée en 2018-2019 est venue accélérer cette ambition pour 2050, avec un objectif de neutralité carbone.

Malgré ce cadre règlementaire et ces ambitions, il est difficile d’engager une réflexion forte sur notre rapport à la voiture et ses conséquences. Deux raisons principales à cela.

Depuis plusieurs décennies, les politiques de transport et d’urbanisme organisent un système de mobilité où la voiture est centrale. Les investissements en infrastructures, en ouvrages et dans l’industrie automobile sont tels qu’envisager un virage est très difficile. Le poids de l’industrie automobile dans l’économie française joue également un rôle déterminant dans le maintien de la dynamique autour de la voiture. Néanmoins, les contraintes budgétaires qui pèsent sur les collectivités et l’accélération de la vie moderne invitent à un changement de pratiques qui contribue à réduire l’impact carbone.

 

La sobriété et la démobilité, un changement de paradigme

Ce que la décarbonation et les enjeux de la transition énergétique amènent comme nouvelle réflexion est l’idée que le report modal, le remplissage des véhicules et les performances de ces derniers ne suffiront pas à répondre aux objectifs de neutralité carbone. La diminution de la demande en déplacements est nécessaire. Comment alors accompagner ce changement pour aller vers davantage de sobriété et se désaliéner de la voiture ? Changement difficile et peu plébiscité.

L’équation de Kaya2 adaptée aux enjeux carbone par le chercheur Aurélien Bigo a participé à éclairer les leviers de la stratégie nationale bas carbone.

 

Représentation schématique de l’équation de Kaya appliquée aux transports Source : Aurélien Bigo, Les Transports face au défi de la transition énergétique. Explorations entre passé et avenir, technologie et sobriété, accélération et ralentissement. Thèse de doctorat de l’Institut polytechnique de Paris soutenue en novembre 2020

 

En tant que bureau d’études, notre rôle auprès des collectivités est notamment d’inverser le rapport et l’image de la voiture qui aujourd’hui demeurent une évidence.

Intégrer ce changement reste un challenge fort pour montrer, non seulement aux services techniques mais également aux élus, que concevoir un projet plus sobre en carbone peut fonctionner et qu’il peut apporter des bénéfices et une qualité de vie aux usagers.

Ce faisant, nous avons conscience que l’action publique sur la réduction de la demande, et donc sur la baisse des déplacements, est difficile à afficher pour une collectivité qui assure une compétence transport et qui, à ce titre, cherche davantage à mettre en œuvre les moyens pour permettre aux gens de se déplacer – et non les en dissuader.

C’est d’autant plus important qu’il est nécessaire de convaincre l’usager que la baisse de la voiture doit accompagner l’augmentation des offres alternatives.

Néanmoins, tous les territoires et tous les usagers n’ont pas les mêmes possibilités pour s’affranchir de l’usage d’un véhicule individuel. Le changement est ici majeur. Contraindre la voiture peut s’avérer inacceptable dans des territoires où les alternatives sont inexistantes et la précarité face au coût de l’énergie est grande.

L’épisode des gilets jaune ou encore celui des ZFE ont illustré l’importance de la dimension sociale des politiques de contrainte de la voiture.

Le problème devient alors complexe car si les politiques de gratuité des transports fleurissent dans les agglomérations, quels sont les publics qui peuvent habiter et travailler en ville ? Questionner l’usage de la voiture revient alors à questionner l’organisation des territoires, l’aménagement de ces derniers, notamment en matière d’équipements, de services, d’offres d’emploi et de coût du foncier. C’est là que l’approche transversale des territoires que nous proposons est indispensable.

 

Des territoires, plus ou moins « convaincus » par la décarbonation, à accompagner

Nos modes d’agir diffèrent selon les territoires. Pour les territoires « convaincus », il s’agit de construire des politiques de mobilité répondant à l’urgence, donc radicales. L’enjeu d’intervention en tant que bureau d’études porte alors sur le phasage des différentes actions et la viabilité de leurs concomitances, sur la définition d’actions d’accompagnement pour faciliter l’acceptabilité et le mode d’association des parties prenantes pour créer un futur désirable.

Pour les territoires à convaincre, il s’agit davantage d’évaluer plusieurs politiques avérées en faveur de la transition énergétique, d’autres répondant aux besoins en mobilité dans leur pratique actuelle. Les outils techniques permettant de fabriquer des preuves objectives sont alors très utilisés.

La question de la quantification des effets sur le carbone dans les deux cas est centrale. Quelles sont les actions où l’euro investi a le plus d’effet ?

La question de la décarbonation des mobilités est toutefois plus spécifique aux villes-centres et espaces périurbains. Il est plus difficile de s’y attaquer dans les espaces ruraux fortement dépendants de la voiture et où les alternatives sont plus complexes à déployer.

 

Vers un renouvellement des méthodes, des outils et des données à mobiliser

Questionner nos schémas cognitifs

Faire évoluer la ville ou concevoir des quartiers avec moins de voitures questionne nos méthodes d’ingénierie classique. En premier lieu, arriver à se projeter dans un univers avec moins de voitures est délicat quand, dans les pratiques d’études, les diagnostics nous ramènent à l’étude des tendances passées et de l’état actuel. Les outils, même prospectifs, sont généralement basés sur une projection tendancielle des comportements de mobilité.

Intensifier les usages

Concernant la mobilité, il est nécessaire de concevoir que les projets dessinés actuellement doivent répondre à des ménages dont les attentes et besoins en mobilité ne seront pas ceux d’aujourd’hui. Il s’agit alors d’illustrer avec des retours d’expériences nombreux le fait que l’offre façonne la demande et que les pratiques évoluent. C’est aussi sortir de la logique mathématique qui part du principe que x habitants supplémentaires représentent y déplacements en plus à assurer dans le réseau. Au contraire, il faut raisonner à infrastructure constante et se demander comment diminuer le flux de voitures pour offrir davantage de capacité de déplacement.

Apporter des alternatives multimodales tout en agissant sur le bâti et l’espace public

Néanmoins, ce changement de comportement, pour être réaliste, doit s’appuyer sur l’aménagement d’espaces publics vivants et confortables, combinés au déploiement d’alternatives multimodales. La mixité des fonctions permet de limiter la demande en déplacement. Il s’agit alors d’une part de convaincre que le changement de comportement est acceptable, et d’autre part de l’inscrire dans un processus de transformation plus global.

Les outils

L’évaluation des impacts carbone d’une politique de mobilité repose sur plusieurs indicateurs et variables : le nombre de passagers par kilomètre, le taux d’occupation des véhicules, le nombre de véhicules par kilomètre et les facteurs d’émission de CO2 par mode de transport. Ces indicateurs d’évaluation des politiques de mobilité évoluent. Dorénavant, ce n’est plus tant la répartition modale des déplacements qui est cruciale mais la distribution des kilomètres parcourus par mode. Il s’agit de faire du report modal sur les déplacements les plus longs. D’autres outils classiques comme les modèles peuvent être utilisés. Conçus initialement pour dimensionner les infrastructures de transport, ils permettent de tester des politiques d’offre et leurs effets. Ces outils sont très puissants et participent à l’évaluation quantitative des impacts. Des modélisations complémentaires se développent et cherchent à mettre en exergue les causalités, de quantifier les effets avec une transparence plus grande des hypothèses et une réappropriation plus facile des maîtrises d’ouvrage.

Les données

Un enjeu pour les bureaux d’études mobilité est d’investir davantage le sujet de l’intensité carbone de l’énergie selon les territoires, afin de produire des valorisations carbone des politiques de mobilité. La base de données Empreinte de l’ADEME3 est par exemple une source très riche.

Le sujet du carbone renforce aussi à nouveau l’idée de s’intéresser non seulement aux données des déplacements quotidiens, mais également aux déplacements occasionnels dont les caractéristiques sont spécifiques, notamment sur le taux de remplissage par véhicule.

Comme le souligne le sociologue Éric Le Breton, le droit à la mobilité n’est plus porteur d’un grand récit mais plutôt d’aliénation de masse, de promiscuité4. Parallèlement, la crise climatique dans son vocabulaire peine parfois à rendre désirable un nouveau modèle où l’on se déplacerait moins, moins vite, moins en voiture. L’accompagnement des collectivités dans la décarbonation des mobilités est donc plus que jamais nécessaire mais constitue encore un challenge !

Les bureaux d’études ont dans ce cadre un rôle à jouer auprès des instances de dialogue entre les services, les autorités organisatrices de la mobilité, les gestionnaires de réseaux. La mobilisation des acteurs non institutionnels est également un défi auquel les bureaux d’études peuvent participer. Notre rôle est aussi de proposer des instruments d’évaluation qui questionnent les modes de pensée actuels, mais également d’apporter des expertises techniques sur les sujets de transition énergétique.

Au-delà des collectivités, les bureaux d’études sont aussi sollicités par les acteurs économiques privés pour les accompagner dans leur gestion des mobilités (mobilités professionnelles et celles des salariés). Ils contribuent alors à faire la passerelle entre ces deux mondes.

  1. Source : Bilan annuel des transports en 2020.
  2. L’équation de Kaya relie les émissions anthropiques de dioxyde de carbone à des paramètres d’ordre démographique, économique et énergétique. Elle a été élaborée par l’économiste japonais Yoichi Kaya en 1993.
  3. La Base Empreinte est une base de données publique de facteurs d’émission et de jeux de données d’inventaire qui permet de réaliser des exercices de comptabilité carbone des organisations.
  4. LE BRETON É., Mobilité, la fin du rêve ?, Apogée, 2019.

© Andrew Wilson - Alamy banque d’images

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