Regards croisés d’agences d’urbanisme sur l’évolution des métiers des planificateurs à l’aune de la décarbonation

Regards croisés d’agences d’urbanisme sur l’évolution des métiers des planificateurs à l’aune de la décarbonation

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Directeur d’études Tissus urbains, changement climatique, évolutions réglementaires, Atelier parisien d’urbanisme (APUR)

Référent Stratégie et planification territoriales, Agence d’urbanisme Atlantique et Pyrénées (AUDAP)

Responsable du cadre Modes de vie, activités économiques et société, Agence d’urbanisme de la région grenobloise (AURG)

Régissant l’aménagement du territoire, l’occupation des sols et la constructibilité, les exercices de planification réglementaire (SCoT et PLU) disposent de leviers forts pour influer sur les émissions de gaz à effet de serre. Au cœur de la fabrique de ces documents, les agences d’urbanisme sont des viviers d’ingénierie territoriale pour innover en matière. Comment, dans des contextes territoriaux très diversifiés, s’emparent-elles de ces leviers ? Comment l’enjeu de la décarbonation fait-il évoluer les métiers des planificateurs au sein des agences d'urbanisme ? Nous avons mis autour de la table (virtuelle) trois agences d’urbanisme aux profils variés pour en discuter.

Que signifie pour vous la « planification bas carbone » ? Quels sont les objectifs de décarbonation portés par les PLU et SCoT que vous accompagnez ?

Laure Pierson – AURG : La notion de carbone est très récente en planification réglementaire, fortement impulsée par la nouvelle règlementation environnementale (RE20201). Je tiens à souligner que ce sont généralement les PCAET2 qui fixent des objectifs directs de décarbonation et identifient le panel d’actions pour y parvenir. Ce faisant, ils ont permis de préparer le terrain pour les PLU. Depuis 2019 et l’adoption du PLUi de la Métropole de Grenoble, il y a une montée progressive de l’intégration de la décarbonation, impulsée par la commande des élus métropolitains. Nous sommes en train de travailler une 3e modification du PLUi centrée sur des objectifs bioclimatiques.

Pascal Gasc – AUDAP : À l’agence de Pau-Bayonne, nous accompagnons la réalisation des SCoT pour le compte de nos partenaires et nous participons à des chantiers alimentant des PLU(i), des PCAET, des PLH3… Localement, nos territoires étant moins urbains que ceux de mes camarades parisiens et grenoblois, il faut reconnaître que ce sont pour l’instant les élus des territoires les plus urbains qui s’intéressent à ces problématiques dans une volonté d’amélioration du cadre de vie des citoyens : réduction des coûts résidentiels et de mobilité, proximité des espaces de respiration, réponse aux îlots de chaleur urbains, etc. De nouvelles traductions émergent toutefois et sont encourageantes, à l’image de la récente prescription d’élaboration des PLUi infracommunautaires littoraux de la communauté d’agglomération du Pays basque dont l’un des objectifs piliers vise « la mise en œuvre d’une trajectoire bas carbone ». Aussi, le SCoT Pays basque et Seignanx en cours d’élaboration a débattu dernièrement d’un PAS4 bâti autour de deux fondamentaux : la sobriété et la résilience.

Paul Baroin – APUR : À Paris, la commande politique est claire et ambitieuse en matière de décarbonation. L’enjeu est traité via des politiques d’atténuation des émissions de gaz à effet de serre, notamment en agissant sur la mobilité (à l’image des actions médiatisées comme les voies sur berge, les rues aux écoles, le plan vélo… mais aussi par des actions plus diffuses), la performance énergétique des bâtiments ou la production énergétique. En plus d’agir sur l’atténuation, les élus font de l’adaptation une priorité sociale : comment rend-on la ville vivable pour les habitants les plus vulnérables ? Car la crise climatique ne va pas être qu’une crise de confort. Cela se décline dans les travaux de l’APUR depuis plusieurs années : bilan de consommation/production énergétique des opérations immobilières récentes, exploration foncière sur l’implantation des fonctions de production d’énergies renouvelables et réseaux de chaleur, réalisation d’un cadastre solaire pour identifier les potentiels photovoltaïques, identification des parcours et îlots de fraîcheur dans Paris… Ces expertises ont alimenté l’élaboration du PLU bioclimatique de Paris arrêté en juin 2023.

 

On a donc des documents qui se revendiquent plutôt bioclimatiques que bas carbone car ils traitent l’atténuation mais aussi l’adaptation. Quels leviers des SCoT et PLU vous semblent aujourd’hui les plus intéressants en matière de contribution concrète aux trajectoires bas carbone ?

Laure Pierson – AURG : À l’échelle des PLU, j’identifie trois leviers principaux de décarbonation. Le premier levier est la consommation d’espace. En évitant d’artificialiser les sols, on permet le maintien des fonctions de séquestration du carbone. La trajectoire zéro artificialisation nette participe à la mise en œuvre des trajectoires de décarbonation ! Le deuxième levier est la définition de formes urbaines contribuant à la performance énergétique et à la sobriété des bâtiments. Nous avons été challengés par la Ville de Grenoble pour inciter à l’utilisation de matériaux biosourcés. La prochaine modification du PLUi de la métropole propose ainsi d’anticiper les prochains seuils de l’IC construction5 de la RE2020 et donc d’imposer indirectement le recours aux matériaux biosourcés. Le temps d’élaboration d’un document de planification étant long, il faut anticiper pour que le cadre réglementaire ne soit pas daté dès sa parution. Le troisième levier enfin est la cohérence entre les choix d’urbanisme et les mobilités pour réduire les déplacements. En la matière, les outils qu’on peut activer dans un PLUi sont tout de même moins performants s’agissant de la ville déjà construite car on hérite d’un modèle d’urbanisation qui conditionne beaucoup de choses, notamment les mobilités. Le PLUi de la Métropole grenobloise a déjà poussé les curseurs réglementaires pour permettre une intensification urbaine autour des transports collectifs et aussi autour de certains chronovélos6.

Pascal Gasc – AUDAP : Je m’inscris complètement dans ce que vient de nous dire Laure Pierson, s’agissant des leviers à notre disposition. Finalement, nous faisons de la planification bas carbone depuis longtemps, mais sans la nommer ! Notamment via les objectifs de cohérence urbanisme-mobilités et de lutte contre l’étalement urbain. Ce qui a changé et qui étoffe le volet climat-énergie des documents de planification, c’est le contexte et l’accès à la connaissance. Il y a bien sûr les évolutions législatives qui obligent, concomitantes aux attentes de la société, mais il y a aussi de nouvelles études ou démarches qui apportent une plus grande maturité technique et politique sur ces sujets : les PCAET, les études de potentiel d’énergies renouvelables… mais il reste aussi des angles morts pas toujours aisés à appréhender : comment impliquer un territoire rural sur une trajectoire bas carbone quand la grande majorité de ses émissions sont dues au secteur agricole et au modèle économique qui y est développé ? La planification réglementaire n’a pas de prise sur les modes d’exploitation du sol. Sans doute que des politiques de réciprocité territoriale via la mise en œuvre des SCoT pourraient nous y aider, mais elles restent de bonne volonté.

Paul Baroin – APUR : On accuse l’héritage d’une conception de la planification assez limitée : un PLU ne peut pas investir certains champs qui ne relèvent pas de sa compétence, comme les matériaux par exemple. Par ailleurs, le PLU n’est pas non plus un outil satisfaisant pour traiter les enjeux du bâti déjà construit car il ne peut pas imposer les transformations, il ne peut que les inciter. Or à Paris, l’enjeu principal c’est la transformation de la ville existante, sans doute encore plus qu’ailleurs puisqu’elle est déjà construite à 99 % ! Le PLU de Paris a mis en place un bonus de constructibilité qui permet de monter plus haut en surélévation qu’en démolition-reconstruction, mais ce sont des opérations complexes, coûteuses, plus longues, tout comme la transformation de bureaux en logements. Nous avons besoin de politiques publiques complémentaires pour arriver à toucher le bâti existant mais aussi accompagner la désimperméabilisation, la végétalisation… Les enjeux environnementaux rendent les outils de planification tels qu’ils existent un peu obsolètes.

Laure Pierson – AURG : C’est vrai et c’est d’autant plus difficile d’expliquer aux élus le changement de paradigme alors que les outils dont on dispose ne sont pas assez opérants.

 

Comment vos agences développent-elles leur expertise et leur accompagnement au service de démarches de planification décarbonées ? Avez-vous vu évoluer vos pratiques en tant que planificateurs ?

Laure Pierson – AURG : Les agences sont pertinentes pour jouer un rôle d’ensemblier et d’animateur, en s’appuyant sur la multiplicité de leurs partenariats et expertises. L’organisation interne de l’AURG facilite d’ailleurs la transversalité entre expertises, indispensable pour rester pertinent dans l’offre de services faites aux territoires. L’élargissement des partenariats est nécessaire pour gagner en niveau d’expertise. À titre d’exemple, le CSTB7 a été mobilisé pour partager ses premiers retours d’expérience quant à l’application de la RE2020. À l’avenir, il s’agit de développer des partenariats sur le champ opérationnel : nous avons besoin de travailler avec les promoteurs et aménageurs sur la transformation de la ville, son modèle économique.

Paul Baroin – APUR : l’APUR s’appuie sur un réseau de partenaires qui s’est agrandi pour intégrer notamment beaucoup de syndicats techniques auprès desquels nous récupérons les données de gestion. Cela nous permet de fabriquer des indicateurs éclairants pour tous nos partenaires. À titre d’exemple, des données de consommation d’eau à la parcelle nous ont permis de mesurer l’occupation des bâtiments. Nous travaillons avec l’Agence parisienne du climat, mais le carbone reste un sujet sur lequel nous devons gagner en expertise en interne pour fonder nos analyses sur des indicateurs robustes permettant d’évaluer les exercices accompagnés. Ça doit nous permettre de prendre un peu de recul par rapport à la performance énergétique qui n’est pas le seul levier à activer pour améliorer le confort thermique et la consommation d’énergie. Sans ce temps d’expertise, il est délicat d’avoir un avis tranché sur la vertu de telle ou telle action. L’APUR a l’ambition d’être une plateforme d’échanges techniques sur ces sujets, en associant aussi le monde de la recherche. Cela pose en interne une question de montée en compétences face à des volumes de données énormes et à une technicisation accrue.

Pascal Gasc – AUDAP : Je rejoins les propos de Laure Pierson et Paul Baroin. Les agences doivent offrir à leurs membres un accompagnement et une expertise plus poussés, en transversalité. À ce titre, l’AUDAP accompagne la communauté de communes de Lacq-Orthez pour coordonner l’élaboration conjointe de leur PLH, d’un PCAET et du PLUi, et garantir la transversalité des actions et politiques publiques d’aménagement, via la définition d’un socle commun, sous le sceau des transitions. Il faut aussi savoir s’entourer pour proposer des approches plus pointues. L’AUDAP étoffe ainsi son réseau de partenaires : avec Enedis sur l’occupation réelle des logements, avec l’ADEME et les acteurs de la construction sur l’élaboration d’une « toile béton » pour analyser l’écosystème local autour du béton et ses enjeux de transition. Récemment, dans le cadre d’un SCoT, les élus ont voulu investiguer le rôle des puits de carbone naturels. C’est un champ d’expertise intéressant mais qui questionne la façon dont les documents d’urbanisme peuvent les valoriser.

 

Et demain, quelles trajectoires devront engager les agences pour continuer d’accompagner des démarches de planification toujours plus décarbonées ?

Paul Baroin – APUR : Nous avons besoin de prendre davantage en compte les modèles économiques pour évaluer la faisabilité technico-économique du cadre réglementaire que nous élaborons dans le PLU. Par exemple, s’agissant du bonus de constructibilité pour les surélévations, nous avons travaillé avec un bailleur social pour mieux saisir les impacts opérationnels et financiers que le PLU engendre. Dans un contexte où l’action est de plus en plus contrainte, la planification réglementaire est rendue plus complexe par un éventail toujours plus large de dispositions à mettre en place. Cela nécessiterait de pouvoir évaluer la faisabilité de l’articulation des injonctions réglementaires. Les lois récentes, dont la loi Climat et résilience, ont bousculé les vieux modèles : les élus posent légitimement la question « comment faire ? », ils nous challengent. À nous aussi de les challenger avec des propositions innovantes.

Pascal Gasc – AUDAP : Il faut partager un constat : les calendriers d’élaboration ou révision des documents d’urbanisme ne permettent pas de traiter la transition énergétique, et plus largement la transition écologique, à la hauteur des enjeux, tant les autres sujets à traiter sont nombreux. C’est particulièrement vrai lorsque la transition écologique n’est pas identifiée comme une priorité sur les autres sujets. D’où l’importance pour les agences d’urbanisme de renforcer leurs outils de connaissance et leur rôle d’animateur territorial pour alimenter les réflexions et démarches de leurs membres.

Laure Pierson – AURG : Les agences doivent rester en capacité d’animer les réflexions stratégiques, mais aussi de les décliner en propositions techniques, réglementaires… Notre capacité à analyser les données, à les croiser avec des approches qualitatives est donc cruciale.

 


Entretien réalisé par Josyan Fabjanczyk, Chargé de projets Transition écologique et Léna Neuville, Chargée de projets Planification à l’AUAT.

  1. RE2020 : réglementation énergétique et environnementale de la construction neuve, entrée en vigueur en 2022. Elle vise à diminuer la consommation des bâtiments neufs (performance de l’isolation), et à privilégier des énergies moins carbonées. Elle prend en considération les émissions des bâtiments durant tout leur cycle de vie, de la phase de construction à leur exploitation, jusqu’à la fin de vie du bâtiment.
  2. PCAET : plan climat-air-énergie territorial.
  3. PLH : programme local de l’habitat.
  4. PAS : projet d’aménagement stratégique.
  5. IC construction : indice carbone construction. 
  6. Les chronovélos sont des pistes cyclables aménagées et sécurisées permettant de relier les 11 communes de la Métropole de Grenoble via des itinéraires directs. 
  7. CSTB : Centre scientifique et technique du bâtiment, entreprise publique qui a pour objectif d’accompagner les projets de construction et rénovation en développant notamment des missions de recherche et d’expertise. 

© Grenoble Alpes Métropole

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