Entretien avec Laurent Delcayrou

Entretien avec Laurent Delcayrou

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Chef de projet Stratégies de résilience des territoires, The Shift Project

Fondé par Jean-Marc Jancovici, The Shift Project est un think tank ayant pour ambition d’éclairer et d’influencer le débat sur la transition énergétique dans l’objectif de libérer l’économie de la contrainte carbone. Depuis sa création en 2010, les travaux du Shift Project sur les politiques publiques nationales et européennes ont été largement médiatisés. En 2022, le think tank a publié le rapport « Climat, crises : transformer nos territoires » adressé spécifiquement aux élus locaux pour les guider dans la décarbonation de leurs territoires.

En 2022, The Shift Project a conçu un kit à destination des élus locaux et acteurs des territoires sur les stratégies de résilience des territoires. Pourquoi The Shift Project s’est-il lancé dans cette démarche ?

À l’origine, le Shift Project est une association d’entreprises1 qui a pour objectif de sensibiliser les décideurs économiques afin d’influencer le monde politique. Historiquement, nous sommes un think tank qui intervient plutôt sur la scène nationale. Récemment, il nous a semblé intéressant de compléter cette approche en nous adressant directement aux élus locaux. Il y a plusieurs raisons à cela. D’abord, les effets du changement climatique et de la dépendance à des ressources de plus en plus rares sont un enjeu pour chaque territoire avec la conscience que les géographies étant différentes, la nature des réponses est variable. Par ailleurs, les élus locaux, notamment les élus du bloc communal, disposent d’importants leviers d’action via leurs politiques publiques. Enfin, ces élus locaux sont en proximité et en dialogue direct avec les citoyens et les acteurs économiques. Ce sont des ambassadeurs potentiels des enjeux de résilience des territoires – encore faut-il que ces enjeux soient correctement appropriés.

 

Les élus ne sont-ils pas suffisamment informés sur le sujet ? L’information et la vulgarisation scientifique ne manquent pas en la matière.

Ce n’est pas parce qu’on parle beaucoup de changement climatique, de décarbonation… dans les médias que l’on a nécessairement une bonne appréhension de ce que cela signifie concrètement pour son territoire. Nous faisons donc un travail de plaidoyer auprès des élus et acteurs locaux pour qu’ils investissent en premier lieu dans la compréhension fine des conséquences liées à la dépendance de leur territoire aux énergies fossiles. Il faut investir dans la connaissance locale, notamment la connaissance des risques. Cependant, les territoires ne sont pas tous dotés de la même ingénierie locale et les élus sont sursollicités. Ils ont peu de temps pour se former, s’informer.

La crise énergétique a pourtant beaucoup aidé à la compréhension de ces sujets, les factures énergétiques des collectivités ayant explosé. Et les élus font le constat de la vulnérabilité énergétique de leurs administrés qui dépendent du coût du carburant, vivent dans des passoires thermiques…

 

Quels sont les facteurs qui peuvent bloquer le passage à l’action ou l’amplification des actions menées par les collectivités ?

Tous les scénarios robustes à l’horizon 2050 (RTE, ADEME…) montrent que même en poussant les curseurs de l’efficacité énergétique, les objectifs de neutralité carbone ne pourront pas être tenus sans une part importante de sobriété. Quand l’efficacité énergétique agit sur les conditions de production, sur l’offre de biens et de services, la sobriété s’intéresse à la demande, aux changements des usages pour réduire les besoins de consommation. Le terme de sobriété s’est imposé depuis la crise énergétique, à défaut d’être largement mis en pratique. Car mettre en œuvre des politiques de décarbonation qui impliquent des changements d’usage, c’est souvent jugé plus compliqué et les élus n’ont pas tous une vocation de pionnier ! Mener des politiques de rénovation énergétique, même si ça coûte de l’argent, ça fait consensus. Ce n’est pas le cas dès qu’il s’agit de restreindre l’usage de la voiture. Prenons l’exemple du report du moteur thermique au moteur électrique. C’est une solution technique intéressante mais qui ne change pas les usages et augmente la consommation d’électricité et de métaux rares. Ce n’est donc pas de la sobriété.

 

Qu’est-ce qui peut décider les élus locaux à s’emparer des politiques de sobriété ?

Les élus locaux ne vont pas transformer leurs politiques locales uniquement pour répondre aux injonctions nationales. Ils doivent identifier l’intérêt à agir pour leur territoire. Le Shift Project s’attache ainsi à démontrer aux décideurs locaux qu’il en va aussi du bien-être et de la sécurité des populations, d’où l’importance de l’expertise locale sur ces sujets. Pour déployer des actions de sobriété dans les territoires, les politiques ont tout intérêt à en valoriser les co-bénéfices. Les actions de transition énergétique doivent être comprises par les citoyens, en s’appuyant sur un récit local porteur de sens. Pour ce faire, le discours doit être élargi à la transition écologique, c’est-à-dire au-delà des seules questions énergétiques.

 

C’est aussi lié aux sensibilités et cultures politiques ?

Oui et non. Il est important de donner à voir aux élus qu’il y a plusieurs trajectoires possibles pour arriver à l’objectif. C’est très important car chaque sensibilité politique peut s’y retrouver. La décarbonation et la sortie des énergies fossiles, c’est un sujet pour tous les élus, quel que soit leur bord politique. Chacun doit pouvoir s’y engager au travers de son prisme : sécurité énergétique, lutte contre la précarité énergétique, lutte contre la pollution automobile, lutte contre les risques de pénurie, maintien de l’emploi local…

On constate cependant de grandes différences d’approche de ces questions en termes de gouvernance. Pour beaucoup de collectivités, les questions climatiques et écologiques ne sont qu’une politique parmi d’autres dans une organisation en silos. Quand il y a un(e) adjoint(e) ou un(e) vice-président(e) dévolu(e) à ces sujets, il/elle mène sa politique aux côtés d’autres politiques. À l’inverse, certaines collectivités ont placé la transition écologique et énergétique au plus haut niveau politique, en transversal des autres politiques. Ça change alors la donne. N’oublions pas que la gouvernance, ce n’est pas autre chose que la façon dont on réfléchit à l’affectation des ressources ! Dans un monde où l’énergie et les ressources se font plus contraintes, les questions de gouvernance locale sont essentielles.

 

Les très vives oppositions d’élus locaux sur des mesures nationales récentes font craindre un ralentissement de la transition, des dissensions entre territoires, à rebours des solidarités territoriales que vous appelez de vos vœux. Est-ce une étape obligatoire ? Qu’est-ce qui peut permettre de garder le cap ?

L’époque de transition que nous traversons génère des oppositions, c’est dans l’ordre des choses. Cela va prendre quelques années pour que l’ensemble des politiques locales se mette au diapason. Il faut bien comprendre que nous sommes dans une crise des ressources et que les chocs climatiques et énergétiques sont inéluctables. Les systèmes urbains se sont jusqu’ici développés grâce aux énergies fossiles, et les grandes villes sont particulièrement vulnérables car fortement dépendantes de nombreuses chaînes d’approvisionnement au regard de leur poids économique et démographique. Au niveau local, les territoires doivent appréhender la réalité de leurs interdépendances. Apprécier les interdépendances, c’est comprendre qu’un territoire ne peut pas être résilient seul. Pour surmonter les chocs annoncés, il faut investir dans les solidarités territoriales, prendre soin de ses interdépendances. Les choix des métropoles ont des impacts pour les territoires voisins. Il faut pouvoir en débattre, qu’il s’agisse de ressources ou d’accueil d’habitants. Il faut aussi se rappeler que l’atteinte des objectifs de neutralité carbone repose en partie sur la préservation des puits de carbone, majoritairement situés dans les territoires ruraux. Ceux-ci doivent faire valoir cette préservation comme un bien commun dans le dialogue entre territoires. C’est pour cela que les oppositions ville-campagne n’ont pas de sens et ralentissent la transition énergétique et écologique.

 

Êtes-vous optimiste quant à un changement des trajectoires et politiques locales à moyen terme ?

La prise de conscience est en cours quant à la nécessité de transformation profonde des politiques territoriales face aux enjeux climatiques et écologiques. L’État est en train de mettre la pression pour la tenue des objectifs à l’horizon 2030 [en matière de réduction des émissions de GES, ndlr]. En réponse, les territoires investissent dans des projets de court/moyen terme qui ne s’inscrivent pas toujours dans une trajectoire à plus long terme.

J’ai bon espoir que les prochaines élections municipales mettent la question des ressources au cœur du débat public. Le bloc communes-intercommunalités constitue une échelle où la confiance existe encore entre les citoyens et les élus ; il y a une grosse carte à jouer, d’autant plus que nombre d’enjeux sont locaux. Cela suppose, pour les élus, de dépasser l’anxiété liée aux crises en cours et à venir pour proposer un projet de territoire autour de questions simples mais fondamentales : « Ça veut dire quoi se nourrir, se loger, se déplacer… dans un territoire plus sobre ? »

  1. Ndlr : statut d’association loi 1901.

© The Shift

Contenu additionnel :


Le site territoiresaufutur.org développé par le Shift Project propose des éléments d’information, des pistes d’actions pour mettre en œuvre des stratégies de résilience à l’échelle locale. Le site met également à disposition un kit de mobilisation des élus ainsi que l’accès à une plateforme qui synthétise les données publiques pour alimenter les diagnostics territoriaux sur les enjeux de transition. Il s’adresse aux décideurs publics mais aussi aux citoyens qui souhaitent interpeller leurs élus.

 


Entretien réalisé par Léna Neuville, Chargée de projets Planification à l’AUAT.

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