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Alain RALLET,
Professeur émérite, Membre du laboratoire RITM,
Directeur adjoint de l’Institut de la Société Numérique,
Université Paris Sud.
« Villes intelligentes » : le mot est redoutable quand on a l’imprudence de le traduire en français. Les villes ont sans doute une intelligence, ou du moins incarnent-elles à leur insu une forme d’intelligence collective, celle d’une organisation urbaine à chaque fois singulière. Mais c’est là suivre une fausse piste quand on parle de smart cities car elles répondent toutes à un même modèle : celui d’un système technologique projeté sur un système urbain, les grands acteurs technologiques étant les vecteurs de cette uniformisation sans pensée.
Les smart cities ou la poursuite de l’ingénierie urbaine par d’autres moyens
Techniquement, les smart cities reposent sur trois composantes : des capteurs d’information, une capacité à traiter les grandes masses d’information collectées, une connectivité généralisée. Déclinées dans divers domaines (réseaux, buildings, mobilité…), elles ne font qu’appliquer de nouvelles technologies à une représentation traditionnelle de la ville, celle d’un ensemble complexe de flux à optimiser. C’est le royaume de l’ingénierie urbaine dont la volonté de puissance est portée à son comble. Un monde orwellien est décrit, où le suivi des déplacements permet d’envoyer aux individus des signaux leur indiquant en temps réel les comportements de mobilité assurant l’optimisation du système de circulation.
Dans cette approche, l’individu n’a aucun rôle actif puisqu’il s’agit d’extraire les informations sur ses déplacements, d’en faire un traitement automatisé et de lui adresser les recommandations qui garantissent l’optimisation dynamique des flux. Or les technologies numériques peuvent servir à tout autre chose.
Les smart citizens : une autre approche
Elles offrent notamment de nouveaux moyens de mobiliser les individus en vue d’obtenir un résultat collectif. Ainsi, des plates-formes permettent aux individus d’interagir pour covoiturer, décaler leurs horaires, modifier leurs modes de transport…, bref adopter de petits gestes quotidiens qui, cumulés, sont de nature à résoudre des problèmes de congestion et de pollution.
Cette voie implique un renversement de perspectives. Dans la représentation traditionnelle, les individus sont décrits comme des esprits animaux actionnés par des calculs étroits d’utilité. N’excluons pas qu’ils soient aussi désireux d’améliorer la situation collective de leurs déplacements, mais ils ne savent pas comment y parvenir. Ils vivent une situation d’impuissance collective, génératrice de résignation individuelle. Toute la difficulté consiste à surmonter cette impuissance.
C’est pour résoudre ce problème de transformation de bonnes volontés individuelles en une capacité collective que les technologies peuvent être utilisées dans une perspective très différente de celle de la machine orwellienne.
Comment passer à une approche smart citizens ?
Construire des solutions collectives à partir de gestes individuels pose de nombreux problèmes.
Changer le cadre initial des représentations
Il y a une cohérence profonde entre la manière dont on présente un problème et celle avec laquelle on agit pour le résoudre. Il est ainsi incongru de faire appel à l’initiative des individus dans le cadre d’une représentation où ils sont traités comme des sources de problèmes. Il convient donc de passer à des représentations où les individus peuvent être aussi source de solutions.
Rendre visible la valeur collective créée par les gestes individuels
Dans le domaine de la mobilité urbaine (mais aussi de la gestion des déchets), les gestes individuels ont une faible valeur unitaire, mais, cumulés, créent une forte valeur collective. Ainsi, 5 % de conducteurs différant leur heure de départ permettent de lisser des points de congestion. Le problème est que cette valeur collective créée n’apparaît pas aux yeux des individus.
Il faut donc la rendre visible pour qu’elle engendre un feedback positif sur les comportements individuels. Ce qui implique de la mesurer, car ce qui n’est pas mesuré n’est pas visible. Cette mesure est très importante, car elle met en échec le sentiment qui est à la base de l’impuissance, à savoir « moi je veux bien, mais pas les autres ». Les outils numériques comme les smartphones permettent de mesurer cette valeur collective et de la renvoyer ensuite aux individus de façon à encourager des changements de comportement.
Inscrire le passage de l’individuel au collectif dans des dynamiques de petites communautés
Il est plus facile de dompter l’impuissance collective au sein de communautés restreintes, la récurrence des relations entre des individus créant la confiance. L’erreur souvent commise par les start-up développant des applications dans le domaine de la mobilité est de viser immédiatement une large audience (par exemple la totalité de l’Île-de-France), condition du déclenchement d’effets de réseau et de l’apparition de revenus. Or c’est un piège, car les liens familiers propres aux communautés restreintes n’ont pas le temps de se développer. Avant d’être une vaste plate-forme commerciale payante, Blablacar a connu une longue période (2004- 2011) fondée sur un esprit d’entraide et de petits groupes.
Dernière condition : trouver les bonnes incitations, car les services de mobilité ne manquent pas, mais ils sont peu adoptés
De nouvelles et sympathiques applications qui promettent de trouver instantanément un covoitureur ne cessent d’être proposées. Mais elles peinent à trouver des utilisateurs et à décoller en raison d’un problème d’incitation à l’adoption. Or, sans un ensemble suffisant d’utilisateurs initiaux, les effets réseau ne peuvent se développer.
Quatre conditions pour faire des technologies du numérique – et des nouveaux usages qui y sont liés – de véritables leviers de transformation des actions individuelles en une capacité collective, et ainsi donner corps au concept de smart citizens.
Photo mise en avant © P. Nin