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Céline VACHEY
Directrice régionale, ADEME Occitanie
L’ADEME accompagne les collectivités locales, les entreprises et les particuliers à la mise en place d’actions en faveur de la transition écologique. Pour ce faire, cette agence gouvernementale propose des missions de conseil, du soutien financier de projets, la labellisation de territoires, la publication de guides ou encore de la formation. Aux avant-postes des sujets de décarbonation en Occitanie, Céline Vachey revient dans cet entretien sur les enjeux de la décarbonation, sa territorialisation et sur la transformation des métiers de l’aménagement à l’aune de ce nouveau paradigme.
En quoi l’injonction actuelle à la décarbonation est-elle inédite ? Quels sont les engagements de la France en la matière et comment ceux-ci sont-ils déclinés territorialement ?
Le sujet de la décarbonation n’est pas nouveau. Il est partagé depuis longtemps avec différents acteurs, à différents niveaux, international comme national. Depuis une dizaine d’années, des travaux importants sont conduits, marquant un engagement fort de la part de l’ensemble de la société : scénarios de trajectoires, planification… La stratégie nationale bas carbone (SNBC) précise ainsi ce qu’on entend par décarbonation et ses objectifs. Adoptée pour la première fois en 2015, la SNBC a été révisée en 2018-2019, visant l’atteinte de la neutralité carbone en 2050 ; cette ambition était réhaussée par rapport à la première SNBC qui visait le facteur 4, soit une réduction de 75 % des émissions de GES 1 à l’horizon 2050 par rapport à 1990. La SNBC est aujourd’hui déclinée dans les SRADDET 2, les PCAET 3 et les documents d’urbanisme, dans un contexte cadré règlementairement. Pour autant, l’évaluation récente des trajectoires des SRADDET par le secrétariat général à la Planification écologique (SGPE) montrent que les objectifs régionaux ne sont pas suffisamment ambitieux. Ce constat a conduit l’État à proposer des trajectoires régionalisées et départementalisées, partagées en ce moment dans le cadre de Conférences des parties (COP) régionales et départementales.
Ce qui est inédit aujourd’hui, c’est l’ampleur des transformations qui sont demandées : transformations de systèmes de production, des modes de consommation, localisation des activités… qui marquent potentiellement une évolution des modes de société. Ainsi, l’enjeu n’est pas uniquement « carbone » ; il est nécessaire d’aborder l’ensemble des thématiques liées à l’enjeu de la décarbonation : biodiversité, adaptation au changement climatique, économie de ressources et de matières, etc. C’est tout l’enjeu fixé par l’État dans le cadre de la planification écologique.
La France s’est engagée à réduire de 55 % ses émissions de gaz à effet de serre à l’horizon 2030 par rapport à 1990. L’enjeu aujourd’hui est de décliner cet engagement à l’échelle de chaque territoire et de chaque secteur de manière très concrète au travers de mesures opérationnelles (déploiement de x véhicules électriques, rénovations énergétiques de x logements…). À titre d’exemple, l’Occitanie représente 10 % de l’objectif national à 2030.
On est devant plusieurs facteurs inédits : des économies à réaliser entre 2023 et 2030 qui correspondent à ce qu’on a économisé sur les 30 dernières années, d’où l’ampleur et l’accélération de la mobilisation des acteurs qui est attendue. Ce nouveau contexte requestionne les modes d’organisation, les façons de produire, de consommer… Il concerne l’ensemble des acteurs publics et privés.
Une COP à l’échelle de l’Occitanie
À l’instar des autres régions, une Conférence des parties (COP) occitane a été mise en place le 30 novembre 2023 à Toulouse sous l’égide du préfet de région, réunissant plus de 300 acteurs. Cette COP est à considérer comme un point de départ : où en est-on en Occitanie en matière de réduction des gaz à effet de serre et de préservation de la biodiversité ? Quels acteurs et quels territoires sont à mobiliser ? Des concertations seront menées au cours du premier semestre 2024, à l’échelle départementale et plus locale, afin d’identifier les leviers pour atteindre l’objectif de 2030 en reprenant les six grands domaines du SGPE (se nourrir, se déplacer, se loger, mieux produire, mieux consommer,
préserver).
Il s’agira de préciser les objectifs, de croiser les démarches territoriales et d’identifier où sont nos vrais leviers d’action en élargissant à d’autres sujets (forêt, ressources…).
La COP, fruit d’un travail partenarial entre l’État et la Région Occitanie, doit définir un nouveau plan, une nouvelle méthode de travail, mais aussi préciser des chiffres qui arrivent du national qu’il conviendra de s’approprier localement. La concertation d’ampleur qui débute va venir conforter tous ces travaux et remobiliser l’ensemble des acteurs aux bons niveaux. Elle permettra de préciser des feuilles de route partagées collectivement, attendues pour le mois de juin 2024.
Quelles que soient les échelles d’intervention, les cadres d’action sont-ils (désormais) clairs pour tous les acteurs ? Quel est l’accompagnement de l’ADEME pour qu’ils s’en saisissent ?
Les stratégies de communication ont longtemps focalisé sur la transition énergétique au détriment du « carbone » car le sujet de l’énergie est plus mesurable et plus concret (économies financières…). C’est pourquoi, progressivement, l’ADEME met en avant les co-bénéfices de la transition écologique qui peuvent « pousser » la décision en embarquant la question du carbone : économies financières, mais aussi économies des flux, création d’emplois, compétitivité, approche réglementaire… La mise en avant des co-bénéfices est également importante à l’échelle des territoires : qualité du cadre de vie, implication citoyenne, retombée économie locale, exemplarité…
De plus, les démarches en faveur de la décarbonation se sont multipliées ces dernières années (REPOS, SRADDET, PCAET, etc.), symboles d’une mobilisation des territoires. Néanmoins, ce foisonnement de périmètres, d’objectifs, d’horizons… a limité leur efficacité et leur visibilité. Ce qui est important aujourd’hui, c’est d’identifier les enjeux et les différents leviers pour le passage à l’action, rendre les objectifs plus concrets et faciliter leur appropriation. 2030 c’est demain, et ce n’est qu’une étape jusqu’à 2050.
Pour ce faire, l’ADEME s’inscrit dans une logique de mise en place de structures relais, afin de déployer des outils, des méthodes, de l’ingénierie auprès des acteurs territoriaux, dans un souci de mutualisation des moyens. Elle intègre de nouvelles thématiques pour développer une approche globale, qui se traduit par le recrutement interne de nouveaux profils, tels que des économistes, des sociologues… Elle multiplie enfin les outils financiers, comme le fonds chaleur.
Les échéances données par les politiques nationales sont-elles réalistes au regard des capacités de mise en mouvement des territoires ? Quelles sont les priorités pour les territoires aujourd’hui ?
Aujourd’hui un changement de braquet est nécessaire. La conscience des enjeux et de l’urgence progresse. On n’a jamais fait autant que ces 5 dernières années en matière de transition écologique, en termes d’actions et de budgets alloués : renforcement très significatif de la dotation de soutien à l’investissement local et de la dotation d’équipement des territoires ruraux (fonds à la main des préfectures), mise en place du fonds vert, renforcement des dotations des opérateurs de l’État… Le budget d’intervention de l’ADEME a ainsi été multiplié par 4 depuis 2021 ! Désormais, l’enjeu ne doit pas rester exclusivement technologique : il est véritablement indispensable de mettre en mouvement les acteurs et requestionner les modes d’organisation et les pratiques. Le projet de transition écologique doit s’inscrire dans les projets de territoires, de façon transversale et naturelle. À chaque prise de décision, les élus doivent se poser les bonnes questions et anticiper les impacts de demain. Cela peut appeler certains renoncements d’où la complexité de la démarche. À quel moment est-on capable de renoncer à un projet parce qu’il a un impact négatif en matière d’émissions de GES ? D’autant que la prise de décision se fait aussi au regard des impacts sociaux, économiques…
Comment cet enjeu de « décarbonation » s’inscrit-il, peut-il ou doit-il s’inscrire dans les territoires ? Quel lien est-il fait avec la stratégie régionale REPOS 4 et le SRADDET 2040 ?
Ce travail se fera dans le cadre de la régionalisation de la planification nationale écologique, en lien avec la démarche REPOS et les PCAET.
La stratégie REPOS constitue aussi une trajectoire de réduction de la consommation d’énergie des secteurs et d’augmentation des énergies renouvelables. Dans la dynamique du SRADDET, d’autres démarches ont été engagées, comme le schéma régional de biodiversité, et des objectifs régionaux ont été fixés. L’enjeu est de ne pas tout réinventer, mais de s’appuyer sur ce qui a déjà été fait et élargir le panel des leviers d’action (alimentaire, biodiversité, ressources, foncier…).
La trajectoire régionale de décarbonation, mise en consultation par le SGPE dans le cadre des concertations COP régionales et départementales, vient compléter ces exercices, en apportant une vision intégratrice et transversale des enjeux de la transition écologique dans une trajectoire de neutralité carbone intégrant pleinement la préservation des milieux naturels, la biodiversité et la consommation de ressources au sens large.
Les politiques d’aménagement du territoire et les outils de planification en urbanisme sont-ils au rendez-vous de l’objectif de décarbonation ? Comment les politiques d’aménagement du territoire sont aujourd’hui considérées comme leviers d’action ?
Les scénarios Transition 2050 de l’ADEME présentent une approche très sectorisée (bâtiments, transports, alimentation, industries…). Il n’y a pas vraiment de vision globale sur l’ensemble de la chaîne de valeur de l’aménagement et de l’urbanisme. Cette réflexion plus globale, plus planificatrice, manque certainement. Elle fait appel à des compétences et des métiers différents, mobilisables à l’échelle locale. Des acteurs, comme les agences d’urbanisme ou les CAUE, accompagnent les collectivités sur ces questions (rénovation, faire la ville sur la ville, pistes cyclables…). L’enjeu est alors la mise en relation des acteurs et des démarches, levier clé dans la transition écologique et la décarbonation : comment valoriser les acteurs déjà en avance, comment les mettre en relation avec d’autres, comment organiser le partage de connaissances ? Il y a déjà beaucoup de partenariats, mais comment se déclinent-ils de façon opérationnelle sur le terrain ?
Quelle transformation nécessaire pour faire de cette transition écologique une réussite ?
La mobilisation citoyenne est devenue un sujet majeur : la transition écologique suppose en effet une évolution de nos modes de vie, impactés par les projets en aménagement et en urbanisme, de nos modes de consommation. Il faut mettre le citoyen au cœur des décisions, au bon niveau et au bon moment, afin qu’il comprenne les enjeux, s’approprie les solutions et soit moteur dans les prises de décisions. L’innovation à venir est du ressort des sciences humaines, dans l’accompagnement au changement. Le deuxième enjeu est de rendre la transition juste et acceptable socialement pour tous. L’objectif aujourd’hui est de faire se rencontrer le monde de la transition écologique et celui des travailleurs sociaux, des collectivités, qui accompagnent les ménages les plus modestes, afin de ne pas creuser d’inégalités supplémentaires, que la transition écologique et la décarbonation soient des outils de cohésion sociale.
Il existe dès à présent une offre importante d’outils et de dispositifs financiers pour répondre aux besoins en ingénierie des collectivités. Je ne sais pas si nous avons réellement besoin de nouveaux outils. La question est plutôt aujourd’hui celle de leur mise en visibilité et de leur accès. L’ADEME se place là en relais auprès des territoires, pour les accompagner (par exemple : financement d’un conseiller énergie partagé, d’une mission locale chaleur renouvelable…) dans une logique d’innovation et de massification.
Quelles nouvelles compétences la décarbonation implique-t-elle à votre sens dans les métiers de l’urbanisme et de l’aménagement ? Y a-t-il des acteurs à cibler prioritairement ?
En aménagement et urbanisme, il y a un enjeu d’appropriation sur toute la chaîne de valeur, depuis les élus jusqu’aux entreprises qui construisent des routes. La chaîne d’acteurs est importante, dès la phase de prise de décision et la commande publique. Cela interpelle l’évolution des compétences des professionnels de l’urbanisme et le renouvellement nécessaire des formations initiales et continues sur ces sujets. Avec l’enjeu de mobilisation des citoyens, le métier d’assistant à maîtrise d’usage est apparu, afin d’associer les usagers le plus en amont possible d’un projet, pour être sûr qu’il réponde à leurs attentes. Ce sont des nouvelles compétences en termes de concertation, d’animation… pour faire ensemble des choix consentis.
Vis-à-vis des acteurs de l’aménagement et notamment des agences d’urbanisme, l’enjeu aujourd’hui est de renforcer les collaborations et la transmission d’actualités, d’outils, de méthodes… au bénéfice d’une transition écologique coordonnée des territoires.
Propos recueillis par Geneviève Bretagne, responsable du pôle Transition écologique à l’AUAT et Josyan Fabjanczyk, Chargé de projets Transition écologique
- GES : gaz à effet de serre.
- SRADDET : schéma régional d’aménagement, de développement durable et d’égalité des territoires.
- PCAET : plan climat-air-énergie territorial.
- REPOS : régions à énergies positives.
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