Entretien avec Édith Maruéjouls

Entretien avec Édith Maruéjouls

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Directrice Générale, L’Atelier Recherche Observatoire Egalité

Alors que la place des femmes dans l’espace public fait l’objet d’un intérêt de plus en plus accru, leur accès aux espaces sportifs peut être complexe. Depuis l’enfance, cela conditionne leurs pratiques physiques et sportives. La géographe Édith Maruéjouls accompagne collectivités locales et établissements scolaires dans la conception d’espaces publics et scolaires favorisant une mixité accrue, porteuse d’égalité. Les enjeux de mixité filles-garçons / femmes-hommes sont centraux pour concevoir des espaces dédiés aux pratiques physiques et sportives plus inclusifs.

Dans vos différents travaux, vous montrez que les garçons investissent massivement les espaces publics sportifs dans lesquels on ne compte pas beaucoup de filles pratiquantes. Pouvez-vous nous indiquer comment vous en êtes arrivée à ce constat et ce qui l’explique ?

Mes observations s’appuient sur un travail d’immersion dans les cours d’écoles et les espaces publics. Elles m’ont permis de montrer que, dans ces lieux, les garçons font corps : ils sont souvent en groupe, au centre de ces espaces, et ils y pratiquent « leurs » jeux. Cela s’explique par un processus de sur-légitimation des garçons. Ces espaces sont conçus pour les garçons. L’aménagement des cours de récréation ou des city stades, avec au centre un terrain de foot ou de basket, légitime la présence des garçons sur ces espaces où l’on pratique des « sports de garçons ». Ainsi, ils apprennent à y prendre leur place et à mettre en scène leurs performances physiques, tandis que les filles, mais aussi ceux qui ne sont pas considérés comme de « vrais garçons » ou encore celles et ceux en situation de handicap ou autres, sont exclus de ces espaces. Et lorsque des filles demandent à participer, ou que l’on libère la place pour les faire jouer, elles ont un sentiment de honte car elles n’ont pas appris la technique et qu’on disqualifie leurs compétences. Or, cela s’apprend de courir, d’être au centre, d’être visible. Elles incorporent la norme que ces espaces ne leurs sont pas dédiés, qu’elles n’y ont pas leur place, et donc elles ne les investissent pas. Cela interroge. Peut-on exclure des gens de l’espace public ou de récréation, en préjugeant qu’ils ne savent pas jouer ou qu’ils n’en n’ont pas les capacités ?

 

Les observations que vous faites sur la place des filles dans les espaces publics sportifs peuvent-elles se généraliser à l’ensemble des femmes, quel que soit leur âge ?

Bien entendu, il faut considérer l’impact durable qu’a la séparation des corps physiques dès l’école. Comme expliqué juste avant, par leur socialisation les filles investissent peu les sports extérieurs et collectifs, elles n’apprennent pas à s’imposer en groupe dans l’espace public et à y mettre en scène leur pratique sportive. Elles sont toujours en mouvement, jamais immobiles et très souvent en petits groupes de deux ou trois. À cela s’ajoute la non mixité de certains sports fédérés où, à partir d’un certain âge, les filles et les garçons sont séparés. Dès lors qu’il n’y a pas suffisamment de filles, il n’y aura pas forcément de filière féminine. Elles ont donc moins de choix en termes d’activités sportives auxquelles elles peuvent s’inscrire. Or, tout cela, elles vont continuer à le porter au cours de leur vie. Il y a d’ailleurs un discours construit sur la réussite scolaire des filles et, à l’inverse, une survalorisation des performances sportives des garçons avec de fait une opposition intérieur/extérieur. Ainsi, si les femmes sont nombreuses à faire du sport, elles vont surtout se tourner vers des pratiques individuelles et d’intérieur comme le yoga ou la danse, identifiées comme féminines et qui ne sont pas toujours considérées comme du sport. Il n’y aura pas forcément d’espace ou d’aménagement dédié à ces pratiques. Elles ne récupéreront pas leur place dans les équipements car ils ne sont pas adaptés. L’exemple typique est celui des aménagements de fitness en extérieur. On voit qu’il n’y a pas beaucoup de femmes qui investissent ces espaces parce que c’est difficile pour elles de se mettre en scène individuellement, de s’arrêter et de faire du sport. Idem pour les city stades qui sont des espaces fermés. Ce ne sont pas des équipements neutres. C’est en définitive la même mise en scène que dans les cours d’école : les garçons y font du foot et les filles les regardent. Les tentatives de mixité et d’inclusion des filles dans ces espaces ne tiennent pas. Plus c’est fermé, plus on empêche d’entrer et plus cela favorise la performance. Dans les city stades ou les équipements de fitness en extérieur, il y a finalement une prescription des usages et des publics qui s’instaure. Pourtant, les femmes sont plus sujettes aux problèmes cardiovasculaires, à l’obésité, etc. Elles devraient donc être des cibles importantes des politiques publiques en matière de sport et d’activité physique, notamment en termes d’accès à des aménagements.

 

Si certains espaces et aménagements sont pensés pour les garçons, ne faudrait-il pas penser des aménagements sportifs pour les filles ?

Ce sont des aménagements égalitaires qu’il faut concevoir, plus que des espaces pour les filles et d’autres pour les garçons. Partager un sport entre filles et garçons, c’est très important. Cela implique aussi d’apprendre à se faire confiance, à s’appuyer sur l’autre, à accepter de perdre, à régler des conflits. C’est aussi parce que j’interagis avec d’autres corps, en jouant et en transpirant ensemble, que j’apprends les limites. Ce ne sont donc pas que les valeurs sportives qui sont portées par la pratique. Il faut donc des espaces qui permettent la mixité. Il faut que ces aménagements sportifs soient inclusifs et qu’ils puissent accueillir tous types de personnes, valides ou non, grandes ou petites, fortes ou pas. Cela demande de conditionner la commande publique.

 

Comment travaillez-vous   avec les collectivités sur ce sujet des inégalités ?

Mon travail s’appuie sur des immersions, de l’observation des expériences vécues qui me permettent de poser un diagnostic. Je fais par ailleurs une démonstration par la preuve, c’est-à-dire que je ne quitte pas le terrain tant que l’on n’a pas expérimenté le changement. Donc on change l’espace avec ce que l’on a sous la main, du tracé au sol par exemple. Dans les écoles, je commence par exemple en demandant aux enfants quels sont les endroits où l’on trouve le plus de filles et ceux où l’on trouve le plus de garçons. Immanquablement, on me répond le terrain de foot pour les garçons et les toilettes pour les filles. Le travail se fait en dialoguant de manière continue avec les équipes techniques, les usagers, lors des expérimentations in situ. Pendant une semaine, les adultes et les enfants vont vivre cet espace changé. Cette étape va nous permettre de tirer de nouveau des enseignements, de retester. C’est une démarche itérative, par essais, erreurs, retours et apprentissages. L’expérimentation, c’est le droit à l’échec, mais c’est aussi une grande levée de freins. Et ensuite, nous avons des grands principes d’aménagements égalitaires, par exemple la non-prescription des usages par des marquages au sol qui figent les pratiques, ou la perméabilité des espaces, ce qui est à l’opposé du city stade. Enfin, nous évaluons les équipements neufs, pour veiller à ce qu’ils soient inclusifs. Il s’agit donc aussi de conditionner la commande publique pour construire des équipements égalitaires.

 

Comment alors imaginer des espaces publics sportifs inclusifs ?

Afin de favoriser une mixité d’usagers, il faut favoriser des équipements qui ne sont pas prescriptifs, mais plutôt de type design actif, avec des tracés au sol, des installations provisoires, des espaces qui peuvent être utilisés pour jouer, mais aussi pour s’asseoir. Il faut également prendre en compte les temporalités, permettre des usages différents à différentes heures, prendre en compte les saisons. Par exemple, en hiver, quand il fait nuit dès 18 h, une partie des usagers n’utilisera pas ces espaces. C’est aussi prendre en compte la question de l’articulation des temps sociaux lorsque l’on évoque les pratiques sportives des femmes, c’est-à-dire la conciliation entre vie professionnelle, familiale et sociale. Je pense par ailleurs qu’il serait intéressant de mobiliser des catégories plus pertinentes que les catégories femmes / hommes. Dans un certain nombre d’espaces, comme les piscines par exemple, les catégories les plus pertinentes des personnes qui s’y rendent ce sont les familles ou les personnes seules. Si l’on souhaite par exemple voir des personnes d’âges différents fréquenter des espaces sportifs, il faut aussi y implanter des toilettes pour que les familles avec enfants, les personnes âgées puissent s’y rendre. Enfin, les équipements ne font pas tout, les espaces ont également besoin d’être animés. Il faut s’assurer que ces espaces soient coveillants, qu’ils nous permettent de veiller les uns sur les autres. La coveillance et l’inclusivité sont donc les ressorts d’aménagements et d’équipements sportifs porteurs d’égalité.


Edith Maruéjouls est docteure en géographie, spécialiste du genre et fondatrice de L’Atelier Recherche Observatoire Egalité (LARObE), bureau d’études spécialisé dans l’aménagement égalitaire des espaces et la lutte contre les stéréotypes de genre.

Entretien réalisé par Claire Gellereau, Chargée de projets Cohésion sociale à l’AUAT et Morgane Perset, Rédactrice en Cheffe de BelvedeR, chargée de mission Dialogues urbains à l’AUAT.


© Marie Lopez-Vivanco © Édith Maruéjouls - L'ARObE

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