Les « dark kitchens » ces lieux opaques, témoins de l’évolution des pratiques de consommation

Les « dark kitchens » ces lieux opaques, témoins de l’évolution des pratiques de consommation

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Chargée de projet Modes de vie et doctorante Cifre (LISST-CIEU), AUAT

Depuis 2018, les dark kitchens investissent les grandes villes françaises. Que signifie l’émergence de ces lieux à travers la ville ? À quelle demande répondent-ils ? Sont-ils les préludes de formes urbaines qui pèseront dans l’animation urbaine ?

Un phénomène nouveau débarqué à Toulouse

Des locaux opaques d’où se dégagent d’abondantes odeurs, des vélos, des scooters amassés devant l’unique porte du bâtiment, des livreurs qui gardent les yeux rivés sur leur téléphone… C’est un curieux spectacle que l’on peut voir à l’angle des rues Camille-Pujol et Denis-Papin à Toulouse. La « dark kitchen » (ou « restaurant virtuel ») qui y est implantée accueille des restaurants sans salle ni service, produisant des repas uniquement dédiés à la livraison en un temps record, en passant par des plateformes numériques. Les coursiers se livrent là à une course permanente contre la montre pour parvenir à l’adresse des commanditaires entre 10 et 20 minutes. En avril 2022, la dark kitchen Foudie a rapidement été détrônée de son monopole par Popafood, désormais la plus grande dark kitchen toulousaine, installée dans le quartier des Chalets. Pour l’instant, elle accueille 8 restaurants mais douze sont prévus au final. Chaque enseigne loue un box de cuisine équipé sur des surfaces allant de 13 à 21 m² et pour des coûts d’occupation relativement bas puisque seule la cuisine est nécessaire pour « faire tourner la machine », soit 400 repas livrés au quotidien. Plus loin, dans le nord de Toulouse, une autre dark kitchen est en projet dans le marché d’intérêt national porté par le toulousain Locacuisines, avec 18 modules attendus.

L’émergence de lieux révélant des évolutions de pratiques de consommation

En France, les premières dark kitchens ont été ouvertes en 2018 sous ce nom à Paris et Bordeaux, mais depuis la crise sanitaire, le concept fleurit dans les grandes villes en France : à Toulouse, Foudie a ouvert dès fin 2020. Ces quelques lieux semblenten tout cas être les révélateurs d’une évolution des modes de consommation et plus largement des modes de vie, où la possibilité d’avoir accès à de la restauration depuis chez soi rend moins nécessaire – peut-être aussi moins souhaité – le service sur place. Il est vrai que consommer depuis le domicile est une pratique de plus en plus adoptée : un simple clic, et l’on peut avoir accès à une diversité de repas depuis son canapé. La facilité du geste répond là à une quête plus générale et partagée de tous : celle de gagner du temps. Mais alors, ce phénomène signe-t-il pour autant la fin des restaurants ? Pas tout à fait. Lorsqu’on regarde de près l’offre de restauration proposée par ces dark kitchens, on trouve essentiellement de la cuisine rapide : burgers, pizzas, cuisine du monde… Une série d’entretiens menée dans le cadre de la démarche Mod / Us [1] à l’agence d’urbanisme et d’aménagement de Toulouse complète ces premiers éléments d’observation. L’enquête qualitative consistait à interroger des habitants de l’aire métropolitaine sur leurs pratiques depuis le domicile, et sur les rapports qu’ils avaient de fait à leur logement, à leur quartier et aux territoires vécus. Sur la question de la livraison à domicile, pour ceux qui la pratiquent, tous sont quasiment unanimes : se faire livrer et aller au restaurant, ce sont deux choses différentes. Il apparaît en effet que ces services de livraison sont notamment appréciés pour tout ce qui est « fast food » (burgers, kebabs, pizzas et autres), mais ne remplacent pas pour autant la fréquentation des restaurants. Il s’agit là plutôt d’une pratique cumulative à celle de la sortie en extérieur, où la recherche d’une expérience et la qualité du moment passé sont privilégiées. Pour ce qui est de la cuisine rapide, se rendre sur place est moins nécessaire, voire moins apprécié que de l’avoir à domicile : elle participe à un effet « cocoon » qui privilégie le confort du chez-soi. On peut d’ailleurs élargir l’observation de cette tendance à d’autres pratiques que celle de la consommation : à travers les entretiens menés entre 2021 et 2022, nombreux sont ceux pour qui l’accès à des films et à des séries à domicile via des plateformes de streaming n’a pas nécessairement d’impact sur leur fréquentation du cinéma. En revanche, beaucoup d’interrogés mentionnent aller au cinéma pour « vivre une expérience » et donc privilégient les films à sensation, avec des effets spéciaux qui se vivent plus intensément en salle, avec l’équipement dédié.

Dark kitchen, dark store : tensions entre privilège du choix et menace pour l’animation urbaine

À côté de la dark kitchen émerge aussi une autre forme du quick commerce, le « dark store ». Ces surfaces de stockage qui apparaissent dans les villes denses en France, mais qui sont déjà monnaie courante aux États-Unis ou en Espagne par exemple, ne sont accessibles qu’aux livreurs. À l’intérieur s’y entassent des rayons entiers de produits du quotidien, essentiellement alimentaires, uniquement dédiés à la livraison. Le premier dark store toulousain de la start-up Cajoo occupe un local de 700 m² dans le quartier de Saint-Cyprien depuis mai 2021, et un deuxième s’est récemment installé au nord de la ville. Les dark kitchens comme les dark stores émanent avant tout d’une demande sociétale qui privilégie le choix : le choix des lieux que l’on fréquente, le choix des activités en fonction du « mood » du moment, le choix d’être là ou ailleurs, entouré ou seul, attablé ou sur son canapé. En même temps, ce type de structure répond à une autre demande sociétale montante, celle d’avoir accès à des biens et à des services toujours plus vite. Une forme de « ville du quart d’heure » possible non pas qu’à pied, mais aussi à travers le smartphone. Cela n’est pas sans interroger alors la fabrique territoriale en train de se faire. L’exemple de la dark kitchen révèle en effet des tensions quant à la production d’espaces que certains qualifieront de déshumanisés, avec la création de lieux dédiés au service à distance, à mi-chemin entre le réel et le virtuel. La dark kitchen Popafood est d’ailleurs sujet à résistances et tensions multiples dans le quartier prisé où elle est implantée, Les Chalets à Toulouse. Ses opposants ont notamment eu l’occassion de signaler ses futures nuisances olfactives et sonores lorsqu’elle n’en était qu’au stade de projet, dans une pétition qui a récolté plus de 700 signatures. Ils dénoncent également des risques pour la sécurité routière compte tenu des flux que l’activité engendrerait, et même des risques sanitaires avec les nuisibles que l’activité de restauration peut amener. La dark kitchen soulève plus largement la question d’une animation urbaine et d’une urbanité en péril : à l’heure où de nombreux territoires peinent à maintenir une vie commerciale, une urbanité, en leur coeur, l’émergence de lieux de consommation virtuels ne risquent-elles pas de justement lui porter atteinte ? Certaines villes se saisissent de la question en interdisant l’installation de dark kitchens sur leur territoire, se positionnant ainsi contre une course à la vitesse, source de nuisances multiples et considérée comme pouvant altérer l’animation locale, parfois aussi pour des raisons écologiques et sociales. C’est le cas par exemple de Villeurbanne ou de Lyon où le refus de leur implantation est inscrit dans le PLUi-H. À Paris, la Ville a intenté plusieurs procès-verbaux contre des dark kitchens qui n’avaient pas fait de déclaration préalable pour le changement de destination en entrepôts, et récemment, l’association France urbaine s’est adressée directement à l’État pour réguler l’essaimage des dark stores et encadrer leurs activités. Enfin à Toulouse, il est question dans le futur PLUi-H en cours d’élaboration de développer des outils de régulation de leur développement.  Ainsi, il semble émaner une part de crainte quant à ces « nouveaux » lieux qui motive la mise en place de freins pour tenter d’enrayer leur émergence, bien qu’ils ne soient finalement que les symptômes et non les causes d’une évolution des modes de vie et de consommation. Et s’ils incarnent de potentielles menaces pour des linéaires commerciaux existants, ne peuvent-ils pas aussi constituer une opportunité d’occupation de locaux de rez-de-chaussée vacants dans certaines poches de territoires ? Au-delà de l’espace urbain, qu’est-ce que l’émergence des dark kitchens produit comme système social ? En effet, derrière le clic s’active toute une chaîne logistique reposant sur des métiers précaires. L’art de gagner du temps en consommant depuis chez soi est non seulement pas accessible pour tous, mais il suppose l’existence de petites mains « invisibles » derrière pour gérer les stocks, préparer les commandes et, surtout, les livrer à bon port. Or, souvent, ces métiers-là sont peu rémunérés, peu stables (souvent, les livreurs sont en intérim ou sous statut d’indépendant) et génèrent un haut niveau de stress étant donné les promesses de livraison toujours plus rapide. Les plateformes de livraison sont d’ailleurs caractérisées par leur fort turn-over, mais inarrêtable est la machine : y aura-t-il toujours quelqu’un pour occuper le job ?

Des lieux témoins d’une ville désormais disponible à domicile

Des dark kitchens aux dark stores, ces lieux opaques fleurissent à l’heure de l’épanouissement d’une ville disponible à domicile. Ils s’inscrivent dans la lignée d’évolutions multiples en matière d’urbanisme commercial, de pratiques de consommation, et plus largement des modes de vie, liées aux avancées technologiques de ces dernières décennies. Ces nouveaux services à la personne à domicile ne reflètent-ils pas aussi des évolutions en matière d’amélioration du confort individuel, dans une logique d’individualisation, servicielle et d’immédiateté, le tout rendu possible par le numérique ? Ces évolutions sont-elles d’ailleurs souhaitables à l’heure où l’on recommande la sobriété et la low-tech pour faire face à la crise climatique et sociale ? Cette vi(ll)e sous cloud est-elle véritablement compatible avec des discours prônant l’animation des territoires et la multiplication de lieux de sociabilité ? Ce phénomène interroge les changements à venir, tant dans les formes que dans les modes d’habiter la ville de demain. En tout cas, ces tendances à élargir l’accès aux biens et aux services par le numérique semblent sur une trajectoire stable et montante. Il s’agit donc pour nos politiques publiques non pas forcément de s’attaquer aux lieux que ces évolutions sociétales produisent, mais de voir comment on peut y répondre en prenant en considération tous les enjeux sociaux, environnementaux et d’animation de la vie urbaine qu’elles produisent.


[1] La démarche Mod/Us a été initiée par l’AUAT pour observer les modes de vie et les usages à l’échelle de l’aire métropolitaine. Pour chaque étude menée, l’agence cherche à croiser les méthodes qualitatives pour saisir ce que les chiffres ne peuvent révéler : le vécu des habitants, leurs représentations, leurs aspirations, les raisons qui motivent telle ou telle pratique.

Contenu additionnel :


En savoir plus sur la démarche Mod/Us initiée par l’AUAT : https://www.aua-toulouse.org/page/modes-de-vie-et-usages/

 

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