Quand le rugby éducatif fabrique la ville par le bas

Quand le rugby éducatif fabrique la ville par le bas

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Politiste, Membre du CreSco, LaSSP et CERPOP Toulouse III – Paul Sabatier

Fabriquer la ville par le bas c’est forger les fondations citoyennes et civiles d’une cité ouverte à toutes et tous. Nous soutenons ici que l’association socio-sportive Rebonds! y prend sa part auprès de la jeunesse populaire toulousaine à l’épanouissement de laquelle elle travaille via le rugby éducatif dont elle use, en tant que levier de promotion sociale, dans tous les domaines de la vie quotidienne. Nous proposons d’illustrer notre analyse sociologique par le recours au jeu métaphorique que le rugby pratique avec délectation. « Flexion, liez, jeu ! »

Un développement social et territorial continu : « On est chez nous ! »

 

Près de vingt ans après sa création à Toulouse en 2004, Rebonds! atteste un développement continu de ses programmes, de ses territoires d’intervention et du nombre de jeunes concernés (Basson, 2014). Dotée d’un budget de 1,9 million d’euros, elle comprend, aujourd’hui, 56 salariés et s’adresse, à parts égales, à des filles et des garçons, ainsi qu’à des jeunes femmes et hommes, âgés de 6 à 29 ans, présentant « des fragilités et des vulnérabilités éducatives et sociales » dues à des situations scolaires et familiales difficiles, des troubles du comportement, un suivi judiciaire ou une déficience mentale. Ainsi, en 2022, 11 500 jeunes sont initiés au rugby lors de cycles éducatifs de six semaines organisés au sein des établissements scolaires des quartiers populaires composant la géographie prioritaire de la politique de la ville et dans les établissements éducatifs spécialisés, à l’issue desquels certains d’entre eux rejoignent un des 56 clubs fédéraux partenaires de l’association.

 

De même, via l’association, ils participent à de nombreuses « compétitions éducatives de loisirs », locales et nationales, valorisant le « fair-play » et la coopération entre joueurs, parmi lesquelles figurent le Tournoi des écoles, le Tournoi au féminin (réservé aux filles des classes élémentaires), le Tournoi des collèges, la Rencontre régionale inter- DITEP (dispositif institut thérapeutique éducatif et pédagogique) et le Challenge national inter- DITEP. De surcroît, une sensibilisation à la mixité sociale et de genre « vise à favoriser l’insertion des jeunes filles de quartiers sensibles par l’intégration dans un club de rugby » ; une initiation à l’arbitrage « permet de travailler sur le rapport à la règle, la connaissance et la complexité du règlement et la représentation des arbitres dans le sport collectif » ; enfin, le rugby est utilisé « comme outil de bien-être, de santé et de mixité à destination des handicapés mentaux ».

 

Par ailleurs, ce volet d’activités consacré « à l’éducation et à l’insertion sociale » est doublé d’un pôle insertion professionnelle au sein duquel sont proposées des formations au brevet d’aptitude aux fonctions d’animateur, au certificat de qualification professionnelle permettant d’exercer la fonction d’animateur de loisirs multisports et à la prévention aux premiers secours. De même, une formation préparatoire à l’emploi « propose un programme intensif combinant projets personnel, professionnel et formation technique », alors que le programme Démarque-toi oriente des « bénéficiaires qui ne sont ni en emploi, ni en formation, ni à l’école et non identifiés par les services publics de l’emploi vers des partenaires de l’insertion professionnelle », et que, dans la même logique, le parcours Accompagnement social sport emploi « mêle actions collectives et individuelles visant à coconstruire, avec chaque bénéficiaire, un projet personnalisé d’accès à l’emploi ou à la formation ».

 

Enfin, forte de nombreux partenariats de portées locale, nationale et européenne, l’association se duplique à l’échelle régionale et possède, à ce jour, des antennes dans la métropole toulousaine, en Ariège, dans le Comminges, le Gers, l’Hérault, le Gard, le Tarn, le Tarn-et-Garonne et les Hautes- Pyrénées. Valorisée par divers labels, agréments et prix, elle est parvenue à traverser la récente crise sanitaire en élargissant le processus socialisateur qui structure ses activités aux questions de précarité et d’inégalités sociales de santé (Basson, Sallé, 2023). Du même coup, elle a renforcé sa reconnaissance et sa légitimité auprès des institutions publiques en assurant certaines des missions de l’État social défaillant (Basson Bibet, 2022).

 

Un « cadrage-débordement » d’école

 

Orientant prioritairement ses interventions en direction des établissements scolaires situés au cœur des territoires ciblés par la politique de la ville, l’association s’adosse résolument à cette institution de la vie civique que demeure l’école. Foyers privilégiés de recrutement des jeunes dont elle se propose d’encadrer l’éducation et de favoriser le développement personnel sur une longue période, les écoles des quartiers populaires toulousains permettent « de repérer les élèves qui ont le plus besoin d’un accompagnement […], c’est-à-dire les élèves, à la fois, les plus motivés par la pratique et les plus en difficultés, que ce soit au niveau comportemental, scolaire, familial ou sanitaire » (Sire, Bouche, Diarra, 2010).

 

Se focalisant sur l’école dont elle reprend à son compte les codes, les normes, les valeurs et les pratiques, Rebonds! procède alors à un « cadrage-débordement » du rugby tel qu’il se donne à voir aujourd’hui. L’opération consiste à « fixer » le patrimoine réel et symbolique d’une discipline sportive historiquement et socialement construite en « une manière d’être au monde » (Darbon, 1999), en la ramenant à sa forme scolaire originelle. L’association s’inscrit ainsi en droite ligne de l’histoire d’un jeu qui, avant d’être une discipline sportive, est une discipline scolaire et une pratique de cour de récréation. Tout se passe comme si Rebonds! opérait, du même coup, un retour aux sources scolaires du jeu de rugby, celui-ci ayant initialement été codifié selon les « lois » qui régissent l’organisation pédagogique des collèges anglais du XIXe siècle au sein desquels prévalent l’esprit de discipline et le respect de l’autorité, les principes de régularité et de modération, les conventions du « fair-play » et les règles de justice issues du code moral de l’école.

 

Un rugby ouvert à l’altérité : « jouer grand côté »

 

La sociologie du système toulousain d’action publique atteste la place centrale qu’occupe le rugby. Dépassant les considérations sportives pour gagner l’ensemble des régulations sociales, économiques et politiques, « sa grande famille » vante l’antériorité de l’ancrage en son terroir et se donne à voir comme un facteur structurel essentiel à sa stabilité, au risque de sa fermeture confinant à l’entre-soi et à l’immobilisme. Or, le ressort de l’insertion des jeunes suivis par l’association réside dans sa faculté à leur permettre de bénéficier des ressources, aides et services matériels et symboliques propres au capital social dont le rugby est dépositaire. Rebonds! se demande alors comment cette pratique hautement intégrative pour qui est invité à y prendre part est susceptible d’ouvrir ses réseaux de sociabilité communautaire et, par la même occasion, de se refonder au double contact des sphères associative et scolaire.

 

Forme originale de gouvernement de la jeunesse populaire opérant par le rugby et ses à-côtés, l’association n’ignore toutefois pas que la socialisation citoyenne dont elle prétend faire bénéficier les jeunes suivis par ses soins opère sous conditions. La première consiste à considérer que, « si le rugby autorise un travail éducatif sur le groupe, il le doit en partie aux spécificités inhérentes à sa pratique, mais également aux modalités construites pour son apprentissage » (Diarra, Sire, 2015). C’est ainsi que l’exercice du rugby ne fait pas figure de prétexte, étant entendu que ses vertus pédagogiques fondées sur le soutien, l’abnégation, la coopération, l’engagement raisonné du corps ou encore la posture et la correction sont attestées. Rebonds! n’en envoie pas moins au second plan les questions de dispositions physiques à la pratique et de stratégies propres au jeu lui-même, au profit d’un renforcement résolu de la valence inclusive que le rugby peut également recéler pour les « publics » les plus socialement affectés. L’association vise ainsi essentiellement la prise en charge de jeunes qui, par un processus d’étiquetage, se voient affublés d’une accumulation de stigmates : échecs scolaires, paupérisation sociale, précarité économique, relégation urbaine, pratiques déviantes, voire expériences de l’assignation racialisée et de genre.

 

La deuxième condition réside dans la capacité à tirer profit de la revendication régulièrement proclamée de la contribution effective du rugby à l’édification et à la sublimation de « valeurs » universellement édifiantes : désintéressement fondamental, sens du sacrifice, solidarité essentielle, communion chevaleresque… Au-delà de sa dimension mythologique, une telle rhétorique atteste que « le monde du rugby » génère des codes singuliers et développe de forts particularismes propres à un environnement fermé auquel on accède par filiation et qui procède par rites d’intégration. Le tout étant de s’y frayer une place, forte de ses multiples accointances avec le milieu, Rebonds! s’emploie à en forcer la porte au profit de jeunes pour lesquels le rugby n’a pas été donné initialement et dont les dispositions premières les en distinguent singulièrement. Convaincue que la vocation redistributive de ce sport « au cœur gros comme ça » est soumise à la nécessité impérative de s’ouvrir au monde et de « jouer grand côté », l’association s’écarte des classes moyennes et moyennes supérieures (à fort capital scolaire et culturel, habitant le centre-ville) historiquement pourvoyeuses de rugbymen toulousains, et ouvre la pratique aux garçons et filles d’origine populaire résidant aux marges de la ville. Plus, œuvrant pour que les jeunes rejoignent un club délibérément choisi à l’extérieur de leur quartier d’habitation, Rebonds! fait le pari qu’ils en viendront, avec le temps, à cultiver un rapport distancié à leur territoire de vie et à leur groupe de pairs.

 

Un suivi coordonné : « évoluer à la charnière »

 

Dès ses origines, l’association s’est dotée d’un « outil » propre : le dispositif du suivi qui lui permet de coordonner l’ensemble des acteurs qui, à un titre ou un autre (même modeste), constituent l’environnement de chaque jeune et contribuent, pour leur part respective, à son éducation et à son insertion sociale et, plus tard, professionnelle. S’instituant comme l’interface nécessaire et obligée entre l’ensemble de ses partenaires (qui, le plus fréquemment, s’ignorent), l’association occupe, de fait, une position stratégique pour « orienter le jeu » socialisateur des 240 jeunes qui en bénéficient en 2022. « Évoluant à la charnière » des principales institutions éducatives que sont la famille, l’école et les clubs sportifs, elle s’immisce en leur sein pour y faire valoir et, à terme, prévaloir des opportunités socialisatrices jusque-là étrangères au contexte social de la jeunesse populaire qu’elle entend édifier.

 

C’est ainsi que, s’appuyant sur l’école sans être un acteur scolaire, l’association dirige les jeunes qu’elle accompagne vers les clubs de rugby parmi lesquels elle ne compte pas. L’ambivalence de sa posture l’autorise à s’adosser à deux institutions légitimantes, jusqu’à s’en revendiquer au besoin, tout en gardant la marge de manœuvre relative à son extériorité. Rebonds! peut, en effet, « jouer l’entre-deux » de l’école et du club en reprenant à son compte les codes moraux de la « société scolaire » pour mieux les confronter à la pratique du rugby fédéral. Par un jeu complexe d’emprunts réciproques à ces deux mondes sociaux particulièrement codés, l’association parvient, par son truchement, à faire reconnaître la faculté du rugby à encadrer la jeunesse turbulente et à prodiguer une morale compatible, voire conforme, à celle de l’école.

 

L’articulation des dispositions et des contextes : « prendre les intervalles »

 

L’insertion sociale et professionnelle des jeunes rugbywomen et rugbymen d’origine populaire accompagnés par Rebonds! suppose alors d’articuler leurs dispositions premières à la variété des contextes et des espaces qui, progressivement, s’ouvrent à elles et eux, et se coordonnent dans le cadre du suivi associatif : la famille (la structure monoparentale étant dominante), le groupe de pairs, le quartier, l’école, le club, le monde du travail et des loisirs… Ces nouvelles expériences de socialisation sont, en effet, susceptibles de favoriser l’émergence d’une pluralité de normes éducatives (potentiellement congruentes, concurrentes ou contradictoires) à même de faire varier leurs comportements et manières d’être, de dire et de faire (Basson, 2018).

 

Dans les « intervalles » offerts par la combinaison de ces différents milieux sociaux et instances de socialisation se développe la propension des jeunes suivis par l’association à user de leur répertoire de dispositions et des modes d’actualisation et d’inhibition de ces dernières pour appréhender la diversité des mondes sociaux, et apprendre à s’ajuster à chacun d’entre eux, au gré des espaces fréquentés. Sommés d’agencer leurs lignes de conduite aux différents environnements investis, ils parviennent à se les approprier et à négocier leur participation à chacun d’entre eux au prix de l’acquisition d’une forme d’intelligence dispositionnelle. Laquelle constitue une compétence sociale essentielle qui leur permet d’attester la pluralité de leurs modalités d’appartenance à la communauté civique, entendue au sens large.

 

Concevant l’éducation comme une socialisation méthodique de la jeunesse populaire, l’association toulousaine Rebonds! oeuvre à la fabrication d’une citoyenneté du quotidien qui, au-delà des grands principes, s’apparente à une conduite de vie qu’il s’agit d’incorporer via la pratique du rugby et l’acculturation à son environnement. Elle dessine ainsi les vastes contours de la régulation sociale inspirée de ce rapport au monde et en vient, à la veille de son vingtième anniversaire, à poser les bases d’une nouvelle catégorie d’action publique qui en découle et qu’elle entend labelliser : le « socio-sport ».


Bibliographie

BASSON J.-C., « L’édification des Gafets. Le rugby, l’école et le gouvernement de la jeunesse populaire », rapport pour le compte du conseil régional de Midi- Pyrénées, laboratoire SOI, université Toulouse-III-Paul-Sabatier, 2014.

BASSON J.-C., « La fabrique des “bons petits gars”. Rugby éducatif et socialisation à la citoyenneté de la jeunesse populaire toulousaine », Lien social et Politiques, n° 80, 2018, p. 210-236.

BASSON J.-C., SALLÉ L., « The impact of the Covid-19 pandemic on sports-based youth development: the case of the rugby association Rebonds! », Contemporary Social Science, vol.18, n° 1, 2023, p. 76-89.

BASSON BIBET V., Économie sociale et solidaire et financements publics. La question de la dépendance aux financements publics. Le cas de l’association socio-sportive Rebonds! de Toulouse, mémoire de master 1 La Nouvelle Économie Sociale (NES), université Toulouse-II-Jean-Jaurès, 2022.

DARBON S. (dir.), Rugby d’ici. Une manière d’être au monde, éditions Autrement, 1999.

DIARRA S., SIRE J., « Rebonds! Le rugby, activité éducative », Empan, n° 99, 2015, p. 89-90.

SIRE J., BOUCHE S., DIARRA S., « Rebonds! Vers l’insertion », Empan, n°79, 2010, p. 40-46.


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