Céline LOUDIER-MALGOUYRES
Socio-urbaniste, L’usage des lieux
Dans la fabrique du projet urbain, il est une préoccupation qui s’affirme de plus en plus : celle du fonctionnement des nouveaux quartiers aux lendemains de leur livraison. La préfiguration des usages et de la gestion des espaces publics dans le projet Guillaumet à Toulouse en est un bon exemple.
Anticiper le fonctionnement urbain des nouveaux quartiers
Si la conception des futurs espaces prévoit « tout ce qu’il faut » pour créer un nouveau morceau de ville, qui en prendra soin, les entretiendra et les nettoiera, qui aidera à leur « activation sociale » lorsqu’ils seront livrés (fréquentation des publics, appropriation des usagers, animation des lieux) ? Plus précisément encore, quel sera le coût de fonctionnement de ces nouvelles missions de gestion, en matière de moyens humains, techniques et budgétaires ? Faut-il prévoir de nouveaux agents, de nouveaux horaires, de nouvelles responsabilités ? Faut-il prévoir de nouveaux partenariats avec les acteurs locaux ? Ce qui est nouveau n’est pas tant de se poser ces questions que le fait qu’une partie des réponses à celles-ci s’intègre désormais dans le processus même du projet urbain, en parallèle des phases de programmation et de conception, et constitue, de fait, un chapitre du projet piloté par la même maîtrise d’ouvrage. On le voit dans les cahiers des charges des maîtrises d’ouvrage comme dans les réponses des maîtrises d’œuvre qui ouvrent le champ à l’urbanisme transitoire. Les grands projets urbains, qu’ils soient pilotés par des aménageurs publics ou privés, dans la mesure où ils prévoient des morceaux de ville à part entière, semblent désormais se fixer des ambitions autour de la manière dont les futurs espaces prendront vie et seront gérés (organisés, animés, régulés).
La préfiguration des usages et de la gestion des espaces publics dans le projet Guillaumet à Toulouse
Le projet Guillaumet à Toulouse, aménagé par Altarea Cogedim et Crédit Agricole Immobilier et conçu par une équipe emmenée par l’agence Devillers & associés et D’une Ville à l’Autre, est un bon exemple de cette évolution des pratiques du projet urbain. Ce projet vient remplacer l’activité et les locaux du CEAT adossés à l’école d’ingénieurs de l’ENSICA relocalisés hors de la ville. Il vient ainsi réouvrir un site de plus de 13 hectares, propriété de l’armée, et fermé pendant des décennies, finalement une figure ancrée de verrou entre trois quartiers des faubourgs de la ville : Jolimont, Roseraie et Soupetard. Par sa programmation mixte et par l’ouverture de ce site charnière entre des quartiers aux centralités peu affirmées, le projet Guillaumet se fixe comme ambition de constituer une nouvelle centralité urbaine, à l’échelle locale comme métropolitaine. Il prévoit la construction de 1 250 logements avec une programmation innovante autour de l’habitat inclusif dont une résidence intergénérationnelle et un programme d’habitat participatif, mais aussi des bureaux, des commerces regroupés autour d’une place centrale, des équipements sportifs (gymnase, dojo, salle de gym, tennis, plaine de jeux, etc.) et une crèche. Le projet comprend aussi deux tiers-lieux : la « Halle aux Cheminées » dédiée à l’écoresponsabilité avec une ferme urbaine et la « Soufflerie » (dans un bâtiment conservé, où des tests de l’Airbus A380 ont été réalisés) qui sera un lieu de dimension métropolitaine pour des activités culturelles.
Plusieurs raisons intrinsèques au projet et à son contexte urbain expliquent pourquoi ce nouveau quartier en particulier est l’objet d’une préoccupation permanente sur la vie et le fonctionnement urbain aux lendemains des livraisons. Tout d’abord, le site jusque-là fermé n’a jamais été intégré dans les habitudes de pratiques locales. Ensuite, l’ambition d’une attractivité locale et métropolitaine induit que le quartier fera l’objet d’une importante nouvelle fréquentation par des publics variés. Enfin, le projet représente en somme une profonde rupture de rythme dans un contexte urbain de faubourgs toulousains dont le mode d’habiter se caractérise plutôt par de la tranquillité et de la convivialité résidentielle. La transformation sera donc forte, d’autant que le projet Guillaumet n’est pas le seul à bâtir dans le secteur (plusieurs centaines de logements dans les environs). L’accompagnement au changement semble dès lors nécessaire pour une mise en route progressive et non pas du jour au lendemain sur la page blanche de nouveaux bâtiments flambants neufs, pour garantir les conditions de gestion de tous ces nouveaux espaces ouverts. Aussi, l’enjeu in fine est bien que cette transformation s’intègre dans son milieu urbain et que tous en voient les bénéfices. Éviter « la brutalité de la livraison », préparer l’arrivée d’un nouveau quartier aux aménités plurielles pour l’ancrer dans un contexte existant, travailler aux conditions du fonctionnement urbain aux lendemains des livraisons, telle est donc aussi la feuille de route du projet Guillaumet sous la responsabilité de l’aménageur. Tout cela s’inscrit dans le temps long de la fabrique du projet, depuis la phase de concours et de concertation jusqu’à la démarche de préfiguration. Tout cela constitue un fil, une préoccupation permanente et continue. Cela, il faut le dire, réinvente les compétences et les missions de chacun et en premier chef celles de l’aménageur. Pour décliner cette feuille de route, une série d’actions concrètes sont conduites avec les acteurs relais du quartier, les porteurs de projets et les futurs gestionnaires des lieux. Parmi elles, deux sont à retenir. La première se préoccupe de la mise en route de la résidence intergénérationnelle, qui arrive au début du calendrier de livraison du quartier. Le pari de cette résidence, gérée par Habitat et Humanisme et Patrimoine Languedocienne, avec l’association l’Esperluette (pour les publics en situation de handicap), est d’accueillir autour d’un projet de vie sociale et partagée des seniors, des publics en situation de handicap ou fragilisés, des jeunes et des familles aidées. Préfigurer la venue de ces publics, c’est donc préparer les conditions de leur arrivée en cherchant à ce qu’ils trouvent leur place aussi en dehors de la résidence, dans les espaces publics du quartier et les lieux de vie collective. C’est là l’idée de la ville inclusive, la ville universelle, qui part du dénominateur le plus sensible. Avec les porteurs et les gestionnaires de la résidence, en lien avec les acteurs locaux (le centre social Jolimont notamment), sont mis au point une signalétique inclusive (conception de cartes, de plans et de panneaux lisibles « universellement ») mais aussi des dispositifs de relais humains pour bien accueillir ces publics dans les commerces ou les équipements du quartier.
Ces outils doivent permettre, au fur et à mesure que le projet se construit, de donner et de renouveler les repères et les appuis à l’orientation de ces publics, pour qu’ils se déplacent librement, en sécurité et en confiance, dans leurs parcours du quotidien, du logement au quartier, du logement à la ville. La seconde action est plus opérationnelle, plus innovante aussi, en élargissant les compétences initiales et les responsabilités de chacun. Elle concerne la préparation à la gestion des nouveaux espaces ouverts du quartier. La part d’espace public sera majoritaire dans le futur quartier, puisque 60 % de ses espaces seront publics : voiries, venelles, place, jardin, squares, espaces verts, plaine des sports. La question est simple : dans un contexte où les collectivités souffrent de budgets de fonctionnement contraints, comment tenir cette ambition et pérenniser la qualité et l’ouverture de ces espaces, face aux premières pressions d’usages ? Une démarche de travail partenarial a alors été initiée entre l’aménageur et les services gestionnaires de la collectivité en charge de la maintenance, de l’entretien, de la propreté des espaces publics et des espaces verts, pour dimensionner le coût de gestion et les modalités propres à chacun de ces espaces. Plusieurs réunions de travail ont produit une typologie des différents espaces publics (croisant usages, niveau de fréquentation, qualité des aménagements, modalités de gestion) et ont abouti à un prévisionnel de gestion, par type d’espaces, qui doit permettre aux services d’anticiper leur organisation. La préfiguration en tant que préparation à la gestion et aux usages des futurs lieux est une dimension à enjeu aujourd’hui. Cela appelle un renouvellement des compétences et des responsabilités, au sein des maîtrises d’ouvrage et des maîtrises d’œuvre. Car pour que la ville soit habitable et que son offre urbaine soit désirable, il faut aussi garantir son organisation et son fonctionnement et cela appelle des moyens. C’est l’enjeu de demain, que de savoir donner des moyens pour garantir et pérenniser ce à quoi on croit quand on fabrique la ville.