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Philippe DUGOT
Professeur des universités, Membre du LISST-CIEU, Université Toulouse - Jean Jaurès
Si les préoccupations autour de la fin du commerce rural, de la crise des villes moyennes et des petites villes ne datent pas d’hier, les entrées de villes font en revanche l’objet de moins d’attention. Pour autant, la vacance commerciale progresse dans ces espaces, symboles du modèle de consommation fordiste et d’un modernisme peu économe en ressources. Ne faudrait-il pas s’inspirer des moyens mis en place dans les centres-villes pour penser le renouveau de ces espaces ?
C’est en 1972 que Carrefour implante un hypermarché à Portet-sur-Garonne. Ce n’est pas le premier de l’agglomération toulousaine, mais il s’affirme alors comme le plus vaste d’Europe. Dans un assez grand désordre, celui-ci est rejoint par diverses grandes surfaces spécialisées dessinant ce paysage d’entrepôts plus ou moins améliorés qui est encore visible aujourd’hui. C’est ce même paysage que l’on retrouve le long des autres pénétrantes de la métropole régionale, mais aussi à Cahors ou Castres sans oublier une myriade de petites villes. Toutes proportions gardées, les entrées de ces villes sont marquées d’une même fonctionnalité commerciale criarde à la vocation placardée sur des panneaux publicitaires. Ce paysage reflète un moment de modernisme triomphant peu économe, ni en ressources foncières, ni en nombreuses autres ressources à commencer par les hydrocarbures largement mis à contribution dans le cadre d’une accessibilité pensée pour l’automobile. Mais pour drainer encore de nombreux chalands automobilisés (60 % du chiffre d’affaires du commerce de détail s’y réalise), ces vastes espaces commerciaux sont questionnés ou questionnables. D’un point de vue économique, on ressent une fatigue de la consommation à leur égard. La vacance commerciale progresse dans les galeries marchandes (112 cellules vacantes dans la périphérie toulousaine selon une enquête de la CCI Occitanie en septembre 2020) avec des friches qui peinent parfois à trouver un repreneur. Du point de vue urbanistique, ces transcriptions urbaines d’un modèle de consommation fordiste apparaissent aux antipodes d’une ville idéalisée, celle de la proximité, de la mixité des fonctions, des mobilités douces. Les externalités négatives qui y sont attachées sont de moins en moins tolérables et vont de toute façon entrer en confrontation avec des obligations d’aménagement visant, par exemple, à améliorer la qualité de l’air ou à diminuer la consommation de foncier.
Un alignement des intérêts à agir ?
On est alors peut-être à un moment où il est temps de réinterroger ces vastes étendues commerciales, d’autant qu’il existe des opportunités croisées entre nécessité d’évolution économique pour les entreprises, évolution des modèles de promotion commerciale et projets de collectivités amenées à prendre en compte de façon croissante les implications environnementales de leur développement. Du côté des entreprises (de distribution comme des promoteurs et foncières spécialisés), quoi qu’il en soit de la santé économique des zones, il y a des opportunités : revalorisation du foncier, point d’appui pour des stratégies de diversification d’actifs au-delà de la seule activité commerciale, mais aussi support de communication supplémentaire en matière de responsabilité environnementale. L’incitation à agir, y compris dans le contexte de zones commerciales en bonne santé, est que ces entrées de villes, dans une métropole comme Toulouse par exemple, n’en sont de fait plus, enkystées dans un urbain les ayant largement débordées. Il y a là de possibles articulations urbaines renforcées, valorisables par une diversification fonctionnelle. Ainsi, le PDG du groupe Frey, foncière importante en immobilier commercial, évoque « une opportunité fabuleuse car ce sont les stocks de terres artificialisées sur lesquels on va fabriquer la ville de demain » [1]. Et de fait, à Nantes (Beaujoire), Bordeaux (Mérignac Soleil), Strasbourg (zone nord), Montpellier (Ode à la mer), les projets mixant fonctions commerciales, autres activités et logement se multiplient avec plus ou moins d’ambition et de réussite. La sphère privée peut d’autant plus être incitée à anticiper une requalification urbaine que la loi, comme une citoyenneté active, empêche tout nouveau projet d’artificialisation [2]. L’agglomération toulousaine en porte témoignage avec la guérilla judiciaire ayant conduit aux vicissitudes du projet du centre commercial de Val Tolosa, tout comme les aléas des Portes des Pyrénées au sud de Muret. Du côté des collectivités, dans le cadre de la limitation de l’artificialisation des terres, face à des contraintes législatives, face là aussi à la pression d’un associationnisme citoyen, l’implication dans un tel chantier n’est plus discutable. C’est le front pionnier d’une autre ville, le principe d’articulation urbaine pouvant être l’occasion d’une intermodalité repoussée en périphérie entre territoires de l’automobile et ville plus dense. On ne part pas de rien dans ce chantier à venir. Du côté des acteurs du commerce et de la promotion commerciale, cela fait déjà plus de deux décennies que l’on cherche à améliorer ces espaces en proposant des centres commerciaux à l’architecture renouvelée. Les pouvoirs publics se saisissent aussi de la question des périphéries commerciales. En 2013, dans le cadre de l’Atelier national Territoires économiques et d’une évolution des critères d’autorisation commerciale, les questions d’un renouvellement de l’accessibilité et d’améliorations paysagères sont posées. En 2018, on propose de « repenser les périphéries commerciales » au travers de divers exemples de traitements plus ou moins ambitieux de polarités périphériques. Plus récemment, en décembre 2021, des travaux initiés au sein des « Assises du commerce » ont aussi posé la question du devenir de ces espaces commerciaux, dessinant un champ d’actions à construire. Une ambition à géométrie variable Toutes les périphéries commerciales ne peuvent pas connaître le même destin. Parfois ne faut-il pas « oser le désert » et prendre acte que des zones commerciales ne répondent plus à des aspirations de vie, en bref accepter l’inéluctable ? D’autres se portent bien et l’urgence à l’action peut sembler moindre. Mais faut-il attendre la friche pour agir ? Et de toute façon, le calendrier de l’urbain doit-il être uniquement réglé sur l’économique ? Il faut anticiper et cultiver cet alignement des intérêts évoqués plus haut. La réponse et les moyens sont évidemment différents selon que l’on se situe dans une ville moyenne ou une métropole régionale, et selon le degré de dynamisme. Le chantier de réflexion et d’action autour des polarités commerciales périphériques doit donc se faire selon un gradient d’ambition variable : cela peut prendre la forme d’un simple toilettage, occasion de repenser les mobilités et d’améliorer l’esthétique urbaine, ce qui est déjà souvent fait ou en cours. Mais cela peut aller plus loin aussi, avec une renaturation des espaces lorsque la crise est là et le marché de l’immobilier incapable de valoriser les espaces ainsi dégagés. À l’inverse, si la pression foncière est réelle et la gourmandise des investisseurs forte, une nouvelle valorisation appuyée sur un projet urbain est possible. Les agglomérations de Toulouse et de Montpellier fournissent d’importantes occasions de penser/panser ces espaces urbains. L’arrivée du métro jusqu’à Labège, en périphérie toulousaine, est une illustration de ce que l’on peut réaliser [3]. L’alignement potentiel des sphères d’intérêt publiques et privées y autorise l’ambition. Le terrain s’avère fertile pour y expérimenter ce que l’on pourrait qualifier d’« entrées de villes transitionnelles », cadre d’innovations urbaines multiples dans le domaine des mobilités, de l’énergie (consommation et production), des façons d’habiter, mais cadre aussi de défis industriels et architecturaux (nouveaux matériaux) dans l’optique d’une anticipation du réchauffement climatique par l’atténuation d’îlots de chaleur urbains. Cela donne l’opportunité de réfléchir aux façons de construire, de recycler, de penser toute une « écologie du démantèlement » ou une nouvelle économie de la fabrique urbaine, le tout sans consommation de nouveau foncier rural. Les freins sont nombreux. Passons sur une mutabilité plus ou moins évidente de ces secteurs. Pollution des sols, désamiantage sont des contraintes techniques parmi d’autres, à ne pas minimiser. On se heurte surtout à divers droits, celui de la propriété, celui de la liberté d’entreprendre, celui de la concurrence. L’hypothèse d’un enlisement dans une jungle inextricable de multipropriétés, de la gestion de nombreux baux commerciaux, ne peut être évitée. Ces remises en cause sont d’autant plus discutables ou justifient les résistances de certains, que les activités commerciales installées continuent de réaliser des affaires. Il y est alors difficile d’imposer des réaménagements sans compter que, vue des centres-villes, cette nouvelle attention portée aux périphéries peut aussi être vue comme une aide déloyale à des espaces privés qui ont déjà largement exercé un rôle de prédation de la chalandise.
Un nouveau contrat urbain pour une autre chrématistique [4] foncière
C’est un nouveau contrat urbain qu’il faut construire, alliant une « inter-fonctionnalité » du projet d’aménagement urbain, la diversité des intérêts de tous ceux qui font la ville, avec pour toile de fond la prise en compte des valeurs tutélaires. Au-delà de tous les autres acteurs à mobiliser, la garantie de ce contrat ne peut se faire sans l’implication de l’État. Lorsque Rousseau évoque des « biens communs » qui doivent être garantis par le législateur, il ne contredit pas l’individualisme ni l’utilitarisme des relations mutuelles. Il n’en appelle pas moins à prendre garde aux intérêts privés dont il expose la possible contradiction à l’égard du bien-être commun. Voilà qui devrait résonner dans nos sociétés urbaines consommatrices où la question du partage de la dette environnementale se pose à peine. Mais tout cela implique une maîtrise d’ouvrage publique et des outils fonciers puissants. Pour le coup, les moyens juridiques et organisationnels mis en place pour les centres-villes sont une source d’inspiration. Les ORT (opérations de revitalisation du territoire) [5], dont une quarantaine ont été signées en Occitanie, en facilitant la préemption, en mobilisant les actions autour du commerce mais aussi du logement et, plus largement, du développement économique, apparaissent bien adaptées. Sans doute est-il paradoxal d’évoquer des outils qui n’ont pas été pensés pour les périphéries, voire contiennent des dispositifs coercitifs visant à limiter leur essor. Cela impose surtout de sortir de l’opposition stérile entre centre et périphérie, les deux étant menacés par une même virtualisation de la consommation. Cela amène à imposer une gouvernance publique à l’échelle des zones de chalandise. Mais cela n’est acceptable, et pas simplement au sens juridique, que si le projet s’inscrit dans des impératifs dictés par un rééquilibrage de la fabrique urbaine dans son rapport à des ressources dont on mesure de plus en plus la finitude, qu’il s’agisse des terres agricoles ou de l’air que l’on respire. C’est d’utilité publique qu’il faut parler. Cela amène aussi à penser de nouveaux modèles d’une coproduction urbaine alliant sphère publique et privée, la simple délégation de la maîtrise d’oeuvre pour raisons de compétences et de moyens financiers à des acteurs professionnels ne devant pas servir d’excuse à la relégation d’une réelle ambition urbaine. Il s’agit de dépasser la classique chrématistique économique par une nouvelle chrématistique urbaine où la valeur du foncier n’est pas un objectif mais un outil pour accompagner la requalification de l’espace urbain là où celui-ci, né sous d’autres auspices, ne répond plus aux nécessités urgentes de faire évoluer nos modes de consommation. Les périphéries commerciales sont l’un des avant-postes de la construction de « paysages de l’après-pétrole » [6] sous l’impératif de penser les cadres d’un « convivialisme » [7] appliqué à l’urbanisme, soit une capacité à faire converger les intérêts pour nourrir la créativité indispensable à la fabrique d’un urbain davantage durable.
[1] La Gazette des communes, 16/05/2022.
[2] Loi Climat et résilience, ZAN…
[3] C’est le projet Enova succédant à Labège Innopole. Il s’agit d’une transformation importante d’une zone d’activités, dont du commerce, vers plus de mixité fonctionnelle, vertébrée par à la fois l’arrivée du métro et une « Diagonale » réservée aux modes doux. Une SPL, Enova Aménagement, permet une maîtrise partielle du foncier. On peut sans doute regretter le maintien d’une sectorisation fonctionnelle forte de ce vaste espace, mais l’ensemble fait sens.
[4] Qui se rapporte à la production des richesses.
[5] Les ORT ont été créées par la loi portant évolution du logement, de l’aménagement et du numérique (ÉLAN) du 23 novembre 2018.
[6] Du collectif éponyme.
[7] La Revue du Mauss, n° 57, « Demain un monde convivialiste. Il ressemblerait à quoi ? », mai 2021.