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Fabrice ESCAFFRE
Professeur des universités en aménagement de l’espace et urbanisme, Membre du LISST-CIEU, Université Toulouse - Jean Jaurès
Lionel ROUGE
Maître de conférences en géographie et aménagement, Membre du LISST-CIEU, Université Toulouse - Jean Jaurès
Comment qualifier les espaces métropolitains et leur habitabilité ? Comment les habitants vivent-ils dans ces territoires ? Comment se les approprient-ils ? C’est l’objet du travail mené au cours des trois dernières années par l’équipe toulousaine du programme national de recherche-action POPSU Métropoles Toulouse.
Face au constat de leur difficile définition/délimitation [1], voire à la remise en question de leur rôle dans les dynamiques territoriales [2], les tentatives de qualification des espaces métropolitains fleurissent ces dernières années [3]. Ce bourgeonnement participe du comblement d’au moins deux lacunes : d’abord, à travers la distanciation d’une définition dominante ayant une double face économique et politique [4] ; ensuite, en cherchant à faire atterrir les métropoles dans leur environnement proche sans occulter ce qu’elles doivent aux flux de plus longue portée [5]. Ces deux perspectives invitent à approfondir la connaissance de l’habitabilité [6] des environnements métropolitains considérés ici à la fois dans leurs dimensions naturelles et construites [7], vécues et représentées. Autrement dit à étudier, en faisant directement appel aux récits des usages quotidiens ou ordinaires de leurs habitants, les multiples composantes et pratiques à partir desquelles les individus non seulement y vivent mais se les approprient [8]. Au cours des trois dernières années, l’équipe POPSU Métropoles Toulouse a collecté et analysé ce type de récit dans deux transects de l’espace métropolitain toulousain, entendu ici dans une acception large, allant, à l’ouest, de Toulouse à L’Isle-Jourdain, et au nord jusque vers Fronton. Diversifiés du point de vue de leurs paysages comme de leurs profils fonctionnels mais aussi des profils de leurs habitants, ces transects offrent l’opportunité d’observer l’environnement métropolitain sans le segmenter selon des catégories spatiales et statistiques fréquemment mobilisées (ville, banlieue, agglomération, périurbain, etc.). Nous y avons rencontré une soixantaine de ménages dans le cadre d’entretiens réalisés entre 2019 et 2020, les invitant à revenir sur les ressorts de leur installation résidentielle, leur mode de vie au travail et dans le hors-travail ainsi que sur les modalités de construction de leurs identités territoriales. L’analyse de ces manières d’habiter par le recueil de discours, de pratiques, de représentations et du sens donné à ces dernières, nous a permis de caractériser les capacités des ménages à fabriquer du territoire par un ajustement des pratiques quotidiennes et par la modification des représentations de leur habitat et de son environnement (c’est-à-dire l’ensemble des composantes physiques, naturelles, matérielles, esthétiques, symboliques et signifiantes qui concourent à dessiner la « qualité de vie » d’un lieu) [9]. Se dessinent ainsi les contours d’un habiter caractéristique des espaces métropolitains, tout au moins en faisons-nous l’hypothèse. Si celui-ci peut être dessiné à grands traits à partir de quelques attributs, il convient de souligner qu’ils peuvent se combiner différemment selon les individus. Certains de ses attributs déjà bien identifiés, en matière de mobilité ou de contraintes résidentielles par exemple, en confirment les traits saillants, mais semblent aussi témoigner d’inflexions. À propos de ces dernières, nous nous arrêterons sur le rôle clé des espaces de nature dans l’activation d’un désir d’ancrage résidentiel.
Une mobilité structurante mais des inflexions et des attentes
Un point commun aux différents récits recueillis confirme le caractère mobile et protéiforme de l’habiter métropolitain. Le modèle d’une « ville à la carte », particulièrement dépendant des mobilités automobiles, reste ainsi encore présent dans les pratiques et les discours recueillis, notamment auprès de jeunes retraités ou d’actifs périurbains vivant dans des lieux où les alternatives à l’automobilité sont encore jugées insuffisantes. Pour autant, les mobilités décrites signalent plusieurs ajustements. Ils semblent renvoyer à la réémergence de la figure d’un « local » qui s’exprime autour d’une repolarisation fonctionnelle et relationnelle sur l’espace à proximité du domicile, mais dans laquelle pointe aussi l’idée du « village », du « quartier », de la « petite ville » ou de la « ville moyenne », sans pour autant la limiter aux périmètres politiques et administratifs leur correspondant. Cette réémergence s’opère largement à partir de pratiques de mobilité, qui peuvent pour certaines profiter des transformations en cours dans les rapports à l’emploi du fait de la réorganisation du travail, en particulier du télétravail, ou parce qu’une partie notable des habitants ne s’y réfère pas ou plus, à l’instar des retraités ou des plus jeunes. Elle est aussi fortement exprimée à propos des temps et des lieux de loisirs par exemple, ou avec le développement des mobilités actives [10]. En contrepoint, l’échelle métropolitaine est, dans nombre de discours, pondérée comme horizon quotidien de vie. La ville-centre, Toulouse, ou son centre-ville s’effacent ainsi souvent du registre de la fréquentation régulière, sauf pour ceux y résidant ou y travaillant, pour intégrer soit le champ des pratiques contraintes soit, au contraire, celui de l’usage hédonique et ponctuel. Cette dualité se retrouve aussi mentionnée à propos des principales centralités ludo-commerciales de périphérie. Les discours sur les contraintes sont dans les deux cas largement reliés aux questions de mobilités difficiles et coûteuses, voire à leur dimension environnementale, et soulignent ainsi un des aspects qui pèsent sur l’habitabilité des espaces métropolitains, les fragilisant.
Une habitabilité sous contraintes et des perspectives incertaines face à l’urbanisation
Les contraintes pesant sur l’habitabilité métropolitaine sont mentionnées à propos d’autres pans des modes d’habiter. En matière de logement par exemple, les besoins se confrontent aux aspirations à la qualité de vie. La taille et le type du logement, la possibilité d’accéder à la propriété, la localisation de son chez-soi appellent des arbitrages individuels ou familiaux dans le cadre d’un marché où les prix du logement sont globalement considérés comme élevés. À côté des accédants à la propriété dans leur diversité, certains optent ainsi pour la colocation afin de rester dans le centre de la métropole, d’autres arrivent à s’inscrire dans l’offre sociale ou locative privée récemment produite, mais plusieurs considèrent qu’à terme ils ne pourront pas y demeurer, les prix y augmentant.
Le rôle des projets urbains ou des quartiers récents face à ces difficultés de logement est différemment perçu. Pour certains, ils ouvrent des possibles, alors que pour d’autres ils apparaissent comme les marqueurs d’une ville où il est de moins en moins facile d’habiter. Ces projets, et plus largement les constructions neuves en diffus, sont aussi perçus à partir des transformations paysagères qu’ils induisent. Parfois marqueurs positifs d’un territoire en développement, ces transformations font fréquemment craindre la remise en question des identités paysagères auxquelles les habitants sont attachés. Les craintes ou les oppositions face à la densification s’accompagnent ainsi plus profondément de l’impression d’un processus d’urbanisation dont la dynamique semble difficilement contenue.
Des attentes massives et multiformes en direction des espaces de nature
L’un des changements marqueurs d’une bifurcation tient à la place prise par les espaces naturels ou agricoles dans les discours des habitants. De tels lieux sont fréquemment mis en opposition avec la densification à l’œuvre, particulièrement dans des secteurs où elle est jugée rapide, massive, et où elle s’opère sur des fonciers jusque-là non bâtis. On retrouve ici les questions d’identités paysagères, mais elles sont approfondies à partir d’autres grilles de lecture : celle des enjeux écologiques liés à l’artificialisation des sols, à la biodiversité, au climat urbain, etc. ; celle aussi de l’alimentation et de son lien avec une agriculture autant que possible de proximité ; celle enfin des loisirs qui orientent régulièrement vers les lieux de nature, en particulier lorsque ceux-ci sont ouverts, accessibles et qu’ils fonctionnent comme des espaces publics. Les attentes face aux espaces de nature ne se limitent donc ni au seul jardin privé ni à la « vue sur vert », même si ces deux dimensions restent prégnantes. Elles semblent traduire, non sans contradiction ni tensions parfois, un besoin et un désir d’ancrage dans l’environnement résidentiel de proximité qui peut conduire, via des chemins voire des infrastructures vertes, à fréquenter des lieux (au centre comme en périphérie) plus lointains dans la métropole élargie à l’espace périmétropolitain, voire au-delà, à l’échelle élargie du Sud-Ouest.
L’ancrage résidentiel comme socle d’un habiter multiscalaire
Cet ancrage dans l’environnement résidentiel via les espaces naturels et agricoles a d’autres facettes. Il s’opère, comme les récents confinements l’ont souligné, entre l’accélération quotidienne dont l’habiter métropolitain est souvent synonyme et la recherche de son ralentissement. La description des déplacements vers les lieux de travail ou les autres destinations du quotidien atteste l’importance des problèmes de transport endurés par les actifs qui ne sont pas seulement les captifs des transports en commun. « Gagner du temps » est une quête signalée tout autant pour la vie personnelle, familiale, que pour la productivité du travail. Elle se traduit par des pratiques multiples d’ajustement horaire, de jonglage multimodal, mais aussi par un souhait, réalisé pour certains des interviewés, de maximiser leurs activités quotidiennes dans et en proximité de leur sphère résidentielle. Cette quête d’optimisation n’est pas seulement justifiée par une recherche d’efficacité, elle renvoie aussi à une attention à son bien-être et à celui de ses proches, voire à la limitation des impacts environnementaux de son mode de vie. Avec de notables nuances sociales, l’ancrage résidentiel semble s’organiser en ménageant des « alvéoles » valorisant, outre le logement, l’accès à des aménités fonctionnelles autant que naturelles aux échelles proches du quotidien comme à celles plus éloignées des fréquentations occasionnelles. Ces alvéoles peuvent se comprendre comme la formalisation par les individus d’un sous-système de lieux capables d’offrir un bouquet de services et supports de relations sociales plus « choisies » ou « maîtrisées », offrant ainsi une « respiration » et un « équilibre » face à « l’accélération métropolitaine ». Cette quête, partout valorisée mais inégalement maîtrisée, n’exclut pas la mobilité, en particulier celle de proximité, très souvent encore du point de vue automobile, mais parfois à partir des modes actifs et plus particulièrement lorsqu’ils s’adossent à des réseaux cyclables et aux trames vertes et bleues. C’est ainsi la question de la qualité des espaces publics dans leur environnement qui est non seulement posée mais renouvelée. C’est aussi celle de leurs connexions à l’échelle de l’espace métropolitain comme au-delà, pour éviter que cet ancrage résidentiel ne se traduise par des fermetures subies ou souhaitées. Un tel ancrage résidentiel se construit donc au croisement entre des conditions favorables offertes par un environnement et ses évolutions récentes (renforcement des centralités de proximité, améliorations progressives des systèmes de mobilités alternatifs à l’automobile, amélioration de la place des espaces de nature, etc.) et des pratiques habitantes qui « font avec » le territoire (ses potentialités comme ses défauts). Il interroge les décalages entre ce que permet l’environnement métropolitain et les manières dont les habitants s’en saisissent concrètement, en lien avec des moments, leurs moyens, leur âge, leur parcours personnel. Les caractéristiques de l’habitabilité des environnements métropolitains ici mises en évidence ne sont pas limitées à la métropole au sens souvent réducteur du terme, puisqu’elles concernent un espace métropolitain élargi et divers (villes, villages, quartiers, banlieues, périurbain, etc.). Les vécus des alvéoles résidentielles s’y articulent d’ores et déjà avec des espaces hors métropole pour les pratiques récréatives d’abord (la randonnée dans les Pyrénées, le week-end à la mer, le dimanche à la campagne…) mais pas uniquement. Les discours recueillis soulignent aussi par exemple l’importance structurante des réseaux sociaux et notamment familiaux. Ces fréquentations et réseaux tendent alors à dessiner une autre échelle spatiale et temporelle d’habitabilité – plus régionale – venant articuler les villes moyennes comme les territoires plus ruraux, mais aussi les principales composantes des milieux physiques (rivières, fleuves, montagne, littoral…). À l’heure où l’on interroge l’exode urbain [11], comment ces caractéristiques influeront-elles sur les territoires d’installation d’habitants qui décideraient de s’éloigner des métropoles, ou comment ces territoires, avec leurs spécificités, les changeront- ils ?
Article écrit avec la collaboration de Séverine Bonnin-Oliveira (Aix-Marseille université) et à partir des mémoires de master de Jules Gales et Louisa Bekaddour et des travaux des étudiants des promotions 2019-2021 du master Villes, habitat et transition écologique de l’université Toulouse – Jean Jaurès.
[1] BOURDIN A., « Les métropoles se ressemblent-elles ? », POPSU II, 2017.
[2] FABUREL G., Les Métropoles barbares. Démondialiser la ville, désurbaniser la terre, Le passager clandestin, 2018.
[3] OFFNER J.-M., Métropoles invisibles. Les métropoles au défi de la métropolisation, 2019. BROWN L., REIX F.,
GODIER P., GONZALEZ A., La Métropole coopérative et ses ressources. Récits sur la gestion de l’eau et de l’alimentation à Bordeaux, « Les cahiers POPSU », Autrement, 2022.
[4] BOUBA-OLGA O. et GROSSETTI M, La Mythologie came (Compétitivité, Attractivité, Métropolisation, Excellence) : comment s’en désintoxiquer ? 2018.
[5] BARLES S. et DUMONT M., Métabolisme et métropole. La métropole lilloise, entre mondialisation et interterritorialité, Autrement, 2021.
[6] DELABARRE M. et MARRY S., « Habitabilité et nature urbaines : vers un outil d’évaluation des projets urbains », VertigO, volume 12, numéro 2, septembre 2012.
[7] COUTARD O., LÉVY J.-P., BARLES S., BLANC N., « Écologies urbaines », in EUZEN A., EYMARD L., GAILL F., Le développement durable à découvert, 2013.
[8] BLANC N., « De l’habitabilité urbaine », in COUTARD O. et LÉVY, J.-P., Écologies urbaines, Economica-Anthropos, 2010.
[9] HUCY W., « L’habitabilité des milieux urbains : un objet au croisement des disciplines », in MATHIEU N. et GUERMOND Y., La Ville durable, du politique au scientifique, Quae, p. 237-260, 2011. DELABARRE M. et
MARRY S., « Habitabilité et nature urbaines : vers un outil d’évaluation des projets urbains », VertigO, volume 12, numéro 2, septembre 2012.
[10] BOURDIN A., Faire centre. La nouvelle problématique des centres-villes, éditions de l’Aube, 2019.
[11] MILET H., MEYFROIDT A., SIMON E., Exode urbain ? Petits flux, grands effets. Les mobilités résidentielles à l’ère (post-)Covid, POPSU Territoires, 2022.